Dans l’affaire d’une plainte portĂ©e contre M. le juge Norman Douglas
DEVANT | M. le juge Stephen Borins Cour d’appel de l’Ontario |
L’honorable Annemarie E. Bonkalo Juge en chef adjointe de la Cour de justice de l’Ontario |
|
M. J. Bruce Carr-Harris | |
Mme Madeleine Aldridge | |
AVOCAT | Me Douglas C. Hunt, c.r. |
Me Michael J. Meredith, avocat présentant la cause | |
Me Paul Stern, avocat de M. le juge Norman Douglas |
MOTIFS DE LA DÉCISION
I
[1] Le 9 décembre 2005, le Conseil de la magistrature de l’Ontario (le « Conseil ») a, conformément au paragraphe 51.4 (18) et à l’article 51.6 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L. R. O. 1990, chap. C.43 (la « LTJ »), tenu audience touchant une plainte portée par la Criminal Lawyers’ Association, invoquant que le juge Norman Douglas s’était conduit d’une manière incompatible avec les fonctions de sa charge. Le détail de la plainte est consigné à l’Annexe A des présents motifs.II
[2] La preuve examinée par le Conseil se compose d’un exposé conjoint des faits et de nombreuses pièces jointes à la plainte. Le juge Douglas n’a pas fait de déposition et s’est reposé sur les observations de son avocat. [3] Il s’agit aux présentes de déterminer si les actes du juge Douglas constituent, en totalité ou en partie, de l’inconduite. Plus particulièrement, le Conseil doit décider si le juge Douglas s’est comporté d’une manière indigne d’un juge. Le Conseil conclut à l’unanimité qu’aucun des actes du juge Douglas ne constitue ni ne démontre une inconduite judiciaire, terme que ne définit pas la LTJ.III
[4] Le paragraphe 51.6 (11) de la LTJ énonce les dispositions dont peut se prévaloir le Conseil à l’issue d’une audience visant à déterminer s’il y a eu inconduite de la part du juge. Ce paragraphe se lit comme suit :51.6 (11) Une fois qu’il a terminé l’audience, le Conseil de la magistrature peut rejeter la plainte, qu’il ait conclu ou non que la plainte n’est pas fondée ou, s’il conclut qu’il y a eu inconduite de la part du juge, il peut, selon le cas :
a) donner un avertissement au juge;
b) réprimander le juge;
c) ordonner au juge de présenter des excuses au plaignant ou à toute autre personne;
d) ordonner que le juge prenne des dispositions précises, telles suivre une formation ou un traitement, comme condition pour continuer de siéger à titre de juge;
e) suspendre le juge, avec rémunération, pendant une période quelle qu’elle soit;
f) suspendre le juge, sans rémunération mais avec avantages sociaux, pendant une période maximale de trente jours;
g) recommander au procureur général la destitution du juge conformément à l’article 51.8.
Le Conseil a donc le pouvoir d’imposer une large gamme de sanctions s’il conclut qu’il y a eu inconduite de la part du juge, en fonction du degré de l’inconduite. De plus, si le Conseil rejette la plainte, il peut faire des commentaires sur la conduite indigne.
[5] Vu la portĂ©e très large du paragraphe 51.6 (11) dans l’affaire Re : Baldwin (2002), un comitĂ© d’examen du Conseil s’est penchĂ© sur le sens Ă donner au terme « inconduite judiciaire ». Pour ce faire, le comitĂ© s’est principalement fondĂ© sur deux arrĂŞts de la Cour suprĂŞme du Canada qui font autoritĂ© : Therrien c. Ministre de la Justice [2001] 2 R. C. S. 3 et Moreau?BĂ©rubĂ© c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) [2002] 1 R. C. S. 249. Le Conseil s’est exprimĂ© dans les termes suivants : [traduction] Dans l’affaire Moreau-BĂ©rubĂ© c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), la Cour suprĂŞme a examinĂ© la tension entre l’obligation de rendre compte de la magistrature et l’indĂ©pendance des juges. Ceux-ci doivent ĂŞtre responsables de leur conduite judiciaire et extra-judiciaire pour que le public puisse avoir confiance dans leur capacitĂ© d’accomplir les fonctions de leur charge de manière impartiale, indĂ©pendante et intègre. Lorsque la confiance du public est minĂ©e par la conduite d’un juge, il doit exister un processus permettant de remĂ©dier au prĂ©judice occasionnĂ© par cette conduite. Il est toutefois important de reconnaĂ®tre que la manière selon laquelle les plaintes relatives Ă l’inconduite d’un juge sont examinĂ©es peut avoir un effet freinant ou paralysant sur l’action judiciaire. Par consĂ©quent, le processus suivi pour examiner les allĂ©gations d’inconduite d’un juge doit prĂ©voir une obligation de rendre compte sans rĂ©duire indĂ»ment l’indĂ©pendance ou l’intĂ©gritĂ© de la pensĂ©e ou du processus dĂ©cisionnel des juges.L’objet de l’instance sur une inconduite de la magistrature est essentiellement correctif. Les dispositions prĂ©vues au paragraphe 51.6 (11) doivent ĂŞtre invoquĂ©es au besoin pour rĂ©tablir la confiance du public Ă la suite du manquement du juge.
Paraphrasant le test prĂ©vu par la Cour suprĂŞme dans Therrien et Moreau-BĂ©rubĂ©, il s’agit, en rapport avec le paragraphe 51.6 (11), de dĂ©terminer si la conduite reprochĂ©e est si gravement contraire Ă l’impartialitĂ©, Ă l’intĂ©gritĂ© et Ă l’indĂ©pendance de la magistrature qu’elle a minĂ© la confiance du public dans la capacitĂ© du juge d’accomplir les fonctions de sa charge ou l’administration de la justice de manière gĂ©nĂ©rale et qu’il est nĂ©cessaire au Conseil de la magistrature de prendre l’une des mesures prĂ©vues Ă ce paragraphe pour rĂ©tablir cette confiance.
Ce n’est que lorsque la conduite faisant l’objet de la plainte dĂ©passe ce seuil qu’il faut envisager l’application des mesures prĂ©vues au paragraphe 51.6 (11). Une fois que le Conseil a dĂ©terminĂ© qu’il faut appliquer l’une des mesures prĂ©vues au paragraphe 51.6 (11), il doit d’abord examiner la mesure la moins grave – un avertissement –, pour, le cas Ă©chĂ©ant, passer Ă la mesure suivante dans un ordre de gravitĂ© croissante – une recommandation de destitution –, et ordonner uniquement ce qui est nĂ©cessaire pour rĂ©tablir la confiance du public dans le juge et l’administration de la justice de manière gĂ©nĂ©rale. [c’est nous qui soulignons].
[6] Un autre comitĂ© d’examen du Conseil, dans l’affaire Re : Evans (2004), a procĂ©dĂ© Ă une analyse plus discursive de l’inconduite judiciaire. Ce faisant et Ă de nombreuses reprises, le comitĂ© a renvoyĂ© Ă l’arrĂŞt Therrien, dans lequel la Cour suprĂŞme fait ressortir le lien Ă©troit qui existe entre les normes de conduite des juges et la dĂ©finition d’inconduite judiciaire qui se retrouve dans les principes fonctionnels d’impartialitĂ©, d’intĂ©gritĂ© et d’indĂ©pendance judiciaire. [7] Invoquant l’arrĂŞt Therrien, le Conseil emprunte de longs passages au commentaire de la Cour suprĂŞme sur le rĂ´le de juge dans la sociĂ©tĂ© canadienne. Soulignons les passages suivants de cet arrĂŞt, aux paragraphes 110 et 111, que nous trouvons particulièrement pertinents : [traduction] En ce sens, les qualitĂ©s personnelles, la conduite et l’image que le juge projette sont tributaires de celles de l’ensemble du système judiciaire et, par le fait mĂŞme, de la confiance que le public place en celui-ci. Le maintien de cette confiance du public en son système de justice est garant de son efficacitĂ© et de son bon fonctionnement. Bien plus, la confiance du public assure le bien-ĂŞtre gĂ©nĂ©ral et la paix sociale en maintenant un État de droit. Dans un ouvrage destinĂ© Ă ses membres, le Conseil canadien de la magistrature explique :La confiance et le respect que le public porte Ă la magistrature sont essentiels Ă l’efficacitĂ© de notre système de justice et, ultimement, Ă l’existence d’une dĂ©mocratie fondĂ©e sur la primautĂ© du droit. De nombreux facteurs peuvent Ă©branler la confiance et le respect du public Ă l’Ă©gard de la magistrature, notamment : des critiques injustifiĂ©es ou malavisĂ©es; de simples malentendus sur le rĂ´le de la magistrature; ou encore toute conduite des juges, en cour ou hors cour, dĂ©montrant un manque d’intĂ©gritĂ©. Par consĂ©quent, les juges doivent s’efforcer d’avoir une conduite qui leur mĂ©rite le respect du public et ils doivent cultiver une image d’intĂ©gritĂ©, d’impartialitĂ© et de bon jugement.
(Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire, 2004, p. 14)
La population exigera donc de celui qui exerce une fonction judiciaire une conduite quasi irrĂ©prochable. Ă€ tout le moins exigera-t-on qu’il paraisse avoir un tel comportement. Il devra ĂŞtre et donner l’apparence d’ĂŞtre un exemple d’impartialitĂ©, d’indĂ©pendance et d’intĂ©gritĂ©. Les exigences Ă son endroit se situent Ă un niveau bien supĂ©rieur Ă celui de ses concitoyens.
[8] Selon les arrêts Re : Baldwin et Re : Evans, le test de l’inconduite judiciaire réunit deux critères interreliés : 1) confiance du public; 2) impartialité, intégrité et indépendance du juge ou du système de justice. Le premier critère exige que le comité d’examen considère non seulement la conduite en cause, mais également l’apparence que revêt cette conduite aux yeux de la population. Tel que l’énonce l’arrêt Therrien, la population exigera à tout le moins d’un juge qu’il donne l’apparence de l’impartialité, de l’indépendance et de l’intégrité. On voit donc que le maintien de la confiance que le public place en le juge personnellement et en son système de justice sont des considérations centrales pour l’évaluation de la conduite reprochée. De plus, cette conduite doit être telle qu’elle compromet l’impartialité, l’indépendance et l’intégrité de l’appareil judiciaire ou du système de justice. [9] Par conséquent, les juges doivent agir de façon impartiale et indépendante et en présenter l’apparence. Ils doivent être dotés d’intégrité personnelle ou le sembler. Si un juge se conduit d’une manière affichant un manque de l’un ou l’autre de ces attributs, il sera susceptible de se faire reprocher une inconduite judiciaire. [10] Pour conclure à l’existence d’une inconduite, le Conseil doit être convaincu que la preuve répond à la norme de preuve nécessaire pour démontrer qu’il y a effectivement inconduite judiciaire. Dans l’affaire Re : Evans, le comité d’examen du Conseil a passé en revue les textes faisant autorité et adopté l’exigence selon laquelle un constat d’inconduite professionnelle exige une preuve forte et incontestable, fondée sur des éléments convaincants. Dans la présente enquête, la preuve consiste en un exposé conjoint des faits, documenté par la transcription d’instances, des motifs de décision rédigés par le juge Douglas et d’autres juges, des communications par courriel et d’autres éléments de correspondance. Les faits ne sont donc pas contestables. Il s’ensuit que la preuve dont nous sommes saisis est claire et probante. Par conséquent, il s’agit de déterminer si cette preuve est une preuve « convaincante » d’inconduite de la part du juge Douglas.IV
[11] Le juge Douglas a été nommé à la Cour de justice de l’Ontario en 1994 et affecté à la cour de Brampton. En 1996, il a été réaffecté à la cour de Guelph, parce qu’il était le seul juge de la Cour de justice de l’Ontario à entendre des affaires pénales. À ce titre, le juge Douglas a présidé aux procès de personnes accusées d’infractions au paragraphe 253(b) du Code criminel :253. Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, d’un bateau, d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux-ci soient en mouvement ou non :
[…]b) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.
Ces affaires sont motivées par la conduite de véhicules avec facultés affaiblies (« taux d’alcoolémie de plus de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang »).
[12] Afin d’établir le bien-fondé de pareilles accusations, la Couronne se fonde sur les résultats d’analyse de l’haleine du conducteur. L’alinéa 258(1)c) prévoit que si l’agent de police qui obtient les prélèvements d’haleine du conducteur a suivi la procédure correcte, les résultats d’analyse par alcootest constituent, « en l’absence de preuve du contraire », la preuve que le pourcentage d’alcool sanguin dépasse les 80 mg. Il est très courant que les conducteurs accusés de conduite avec facultés affaiblies présentent, comme « preuve du contraire », l’opinion d’un toxicologue avançant que, en se basant sur la preuve que donne le conducteur de ce qu’il ou elle a consommé, de même que sur son poids, sa taille, son âge et d’autres facteurs, le niveau d’alcool sanguin maximum de ce dernier devait être de moins de 80 mg. Il semblerait que les toxicologues ayant compétence pour fournir des opinions en la matière soient en grande demande chez les membres du Barreau qui défendent des citoyens accusés de ce type d’infraction. Par conséquent, il faut parfois ajourner les affaires relatives à la conduite avec facultés affaiblies pendant des mois, en attendant que ces experts très recherchés puissent se libérer. Il semblerait que, étant donné son expérience dans l’audition des affaires relatives à la conduite avec facultés affaiblies, le juge Douglas ait été indisposé par le nombre d’intimés qui recouraient pour se défendre à l’opinion d’un toxicologue et par les retards occasionnés par l’emploi du temps surchargé des quelques toxicologues qui semblent en forte demande chez les avocats de la défense de la région de Guelph. Selon le juge Douglas, cette situation entraîne des arriérés considérables à la cour de Guelph et projette une piètre image du système de justice. [13] Ce sont les motifs de la décision du juge Douglas dans l’affaire R. v. Moore, qui porte sur la conduite avec facultés affaiblies, qui ont été le point de départ d’une série d’événements ayant culminé dans la plainte déposée le 1er mars 2004 par la Criminal Lawyers’ Association auprès du Conseil de la magistrature de l’Ontario concernant la conduite du juge Douglas. Le juge Douglas avait prononcé oralement les motifs de sa décision de culpabilité rendue à l’encontre de M. Moore. Dans ces motifs, il se montrait sévère à l’endroit de ceux qui plaidaient non coupables à une accusation de conduite avec facultés affaiblies et des règles de droit que le tribunal est tenu de suivre pour se prononcer sur ce type d’accusation. Là -dessus, M. Moore a entamé des procédures d’appel en matière de poursuite sommaire de sa déclaration de culpabilité et de la peine qui lui était imposée. [14] L’appel a été entendu par le juge Langdon, dont on trouvera les motifs de décision dans R. v. Moore [2004], O. J. No. 3128. L’un des motifs de l’appel était l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Douglas dans sa déclaration de culpabilité de M. Moore. Traitant de ce motif d’appel, le juge Langdon cite le passage suivant des motifs de décision du juge Douglas dans une affaire antérieure pour conduite avec facultés affaiblies, R. v. Campbell [2004] O. J. No. 871, affaire sur laquelle ce dernier avait statué trois semaines environ avant de rendre sa décision dans l’affaire Moore : [traduction] À ce stade, permettez-moi de faire quelques remarques incidentes (obiter dicta). Il faudrait revoir l’exigence voulant que la Couronne réfute cet argument « du dernier verre » (bolus drinking), dont il est question dans l’affaire R. v. Grosse. J’ai l’intention en l’espèce de suivre ce raisonnement, parce que j’y suis tenu, mais je me demande si, au jour d’aujourd’hui, en 2004, la Cour d’appel entérinerait cette décision. De nos jours, alors que les arriérés paralysent nos tribunaux et que, justement, l’une des grandes causes de ces arriérés sont les procès pour conduite avec facultés affaiblies. Partout en Ontario, et je siège dans de nombreux endroits de la province, un certain nombre d’avocats de la défense, qui se considèrent comme des experts en la matière, occupent deux ou trois jours du temps des tribunaux pour plaider dans des affaires de conduite avec facultés affaiblies. Ces avocats présentent souvent comme experts une même poignée de toxicologues, dont le volume de cas dépasse celui de la plupart des avocats, et les tribunaux se trouvent fréquemment pris en otage par l’indisponibilité du toxicologue, dont le carnet de bal est parfois complet pour les deux prochaines années.De l’humble avis du juge en première ligne que je suis, il pourrait être grand temps pour les tribunaux supérieurs, particulièrement en cette époque d’arriérés, de venir à l’aide des tribunaux en révisant certaines de ses décisions dans des affaires de conduite avec facultés affaiblies, en gardant à l’esprit que, dans la plupart des cas dont nous parlons ici, il s’agit de plaidoiries reposant sur la Charte. Dans un grand nombre des cas, il ne s’agit pas de la possibilité de déclarer coupables des personnes innocentes, qui ne conduisaient pas en état d’ébriété; nous parlons plutôt d’exclusion de la preuve. Je clos mes remarques ici.
[15] Puis, le juge Langdon mentionne plusieurs passages des motifs du juge Douglas dans l’affaire Moore, où celui-ci dit ce qu’il pense des prévenus qui invoquent une défense lors d’accusations de conduite avec facultés affaiblies. Voici le dernier passage qu’il cite : [traduction] Des gens plus qualifiés que moi ont déclaré qu’on ne peut présumer de l’exactitude des appareils de mesure. Néanmoins, des milliers de gens plaident coupables parce que l’un de ces appareils mesure un taux de plus de 80 mg. Or, dans les cas où l’on invoque la preuve du contraire, je dois donner le bénéfice du doute à l’accusé si je soupçonne le moindrement que la preuve du contraire soulève un doute quant à la culpabilité de l’accusé. [16] Le juge Langdon accepte la position de l’avocat de M. Moore, selon lequel les remarques incidentes (obiter dicta) du juge Douglas dans l’affaire Campbell, outre ses commentaires dans l’affaire Moore, démontrent l’existence chez lui d’une aversion manifeste à l’égard de ceux qui exercent leur droit de défense face à des accusations de conduite avec facultés affaiblies ainsi que des règles de droit que le tribunal est tenu d’appliquer. Le juge Langdon poursuit en ces termes : [traduction] On peut clairement induire des remarques du juge qu’il est tout simplement absurde pour quiconque de contester l’exactitude de l’appareil. Pourquoi l’exactitude de l’appareil ne peut-elle être présumée, alors que des milliers de gens l’acceptent en plaidant coupables? On perçoit sans mal la frustration qu’engendrent les tensions entre des procès toujours plus longs, en raison de motions invoquant les dispositions de la Charte, et les pressions résultant de la tentative de les traiter d’une manière opportune et conforme à la disposition 11b (« être jugé dans un délai raisonnable »). [17] Par conséquent, le juge Langdon a admis l’appel de M. Moore, du fait qu’un observateur raisonnable et éclairé percevrait une crainte raisonnable de partialité de la part du juge Douglas. Les motifs de cette décision ont été publiés le 19 juillet 2004. [18] La décision du juge Langdon n’a pas retenu l’attention du juge Douglas avant le 12 août 2004, soit deux jours avant la fin du délai imparti à la Couronne pour en appeler de la décision de la Cour d’appel de l’Ontario[1]. Le 17 août 2004, le juge Douglas a amorcé une série de communications par courriel avec le Bureau des procureurs de la Couronne (Division du droit criminel), pour essayer de savoir si la Couronne avait interjeté appel de la décision rendue dans l’affaire Moore ou en avait l’intention. Il s’inquiétait de la possibilité d’être « … coïncé en conséquence », parce que, déclarait-il, s’il ne devait pas y avoir d’appel, « … je devrai trouver un moyen de m’en tirer, sous peine de me voir en butte à des requêtes en récusation pour chacune des affaires – une dizaine par semaine ». Il souhaitait pouvoir « dire aux avocats qui font déjà la queue, des requêtes en récusation à la main, que l’affaire est en appel ». Également, à son avis, un appel présentait « l’occasion pour la Cour d’appel d’aborder de front la question des arriérés de nos tribunaux qui sont attribuables aux affaires pour conduite avec facultés affaiblies ». Le juge Douglas a été informé que la décision était en appel, et on lui a transmis le nom du procureur de la Couronne à qui l’appel avait été affecté. Comme nous le verrons, les inquiétudes du juge Douglas à propos des « requêtes en récusation » devaient se révéler justifiées. [19] Le lendemain, le juge Douglas a envoyé au procureur de la Couronne à qui l’appel avait été affecté un courriel où il disait notamment : [traduction] J’apprends que vous avez été affecté à cet appel de la Couronne. J’aimerais vous faire part de mon opinion sur l’affaire, puisque le juge Langdon a admis l’appel en matière de poursuites sommaires sur la foi de son interprétation de ce que j’ai dit par opposition à ce que j’en ai effectivement dit. Si vous croyez que je pourrais vous être d’une aide quelconque, veuillez m’en informer.Le procureur de la Couronne a répondu au juge Douglas, mais uniquement pour l’informer qu’il ne serait pas approprié qu’il communique avec le juge concernant l’appel. Le même jour, un avocat principal du Bureau des procureurs de la Couronne (Division du droit criminel) écrivait au juge de paix principal régional Graham pour le mettre au courant des questions posées par le juge Douglas par courriel et l’informer que la politique du Bureau était de refuser tout contact avec les juges quant à savoir si un appel devrait être interjeté dans une affaire donnée.
[20] Il est important de noter que, le 17 septembre 2004, le sous-procureur général adjoint (Division du droit criminel) avait informé le juge de paix principal régional Graham qu’on avait déterminé l’obligation légale de la Couronne de divulguer à l’avocat de la défense l’échange de courriels ayant eu lieu entre le juge Douglas et les avocats du Bureau des procureurs de la Couronne (Division du droit criminel). [21] Le 14 juillet 2004, le juge Douglas avait présidé l’audience dans l’affaire R. v. McKee, autre cas de conduite avec facultés affaiblies. Le Dr Michael Ward, toxicologue, avait témoigné pour la défense et donné une opinion sur le taux d’alcool sanguin de l’intimé au moment en cause. Au cours d’une discussion avec le Dr Ward à la fin de sa déposition, le juge Douglas avait découvert que l’expert n’avait aucune disponibilité avant 2005, puisqu’il s’était engagé à témoigner dans le cadre d’affaires pour conduite avec facultés affaiblies tous les jours de la semaine. Cette discussion ne semble pas avoir eu trait à un point quelconque de l’affaire. Dans ses motifs oraux de déclaration de culpabilité de M. McKee, dont le compte rendu peut être consulté dans [2004] O. J. No. 3640, le juge Douglas s’est exprimé sur l’expert de la défense, le Dr Ward, au paragraphe 5 : [traduction] En ce qui concerne le Dr Ward, j’admets la preuve qu’il présente en faisant un calcul. Fondamentalement, c’est là ce que font ces toxicologues, et c’est essentiellement ce que le témoin a fait ici. Il a fait le calcul, en se basant sur ce que l’accusé avait dit avoir consommé et sur le taux d’élimination horaire de l’accusé. Il ne s’agit pas de mathématiques complexes, peut-être même pas du niveau de la 8e année. Ce calcul est probablement du niveau de la 4e année. Et c’est ce qu’il a fait… Le Dr Ward a aussi témoigné à propos de la preuve de l’agent Fisher. Je n’ai pas à invoquer cela pour déclarer l’accusé coupable, mais je le fais parce que je crois qu’il est temps que quelqu’un le fasse. Lorsque le Dr Ward exprime ce qu’il pense de l’expertise de l’agent Fisher concernant l’appareil, permettez-moi de dire que je considère sa preuve dans le contexte du fait qu’il est un témoin expert, avec un intérêt certain dans l’issue de l’affaire. Ce que j’en dis, c’est parce que l’expert a déclaré dans son témoignage sous serment qu’il dépose tous les jours pour la défense dans ce genre d’affaire, que ses services sont retenus longtemps à l’avance et même jusque tard dans l’année prochaine, et qu’il n’aurait de disponibilité dans un avenir rapproché que s’il recevait des annulations. J’en conclus que ce genre d’affaire est son pain quotidien – ou devrais-je plutôt dire son caviar –, et, par conséquent, quand il donne son opinion sur autre chose que des calculs simples, j’ai le droit de prendre en compte le fait qu’il ne s’agit pas là d’un témoin indépendant, complètement objectif. C’est pourquoi, comme j’ai rejeté la preuve de l’accusé de toute façon, la preuve du Dr Ward n’a aucune utilité pour moi, et je déclare l’accusé coupable du délit dont il est accusé.M. McKee en a appelé de sa condamnation.
[22] Dans une autre affaire de conduite avec facultés affaiblies, R. v. Locke, et à trois reprises entre le 6 et le 27 juillet 2004, le juge Douglas a reçu une demande d’ajournement de la défense invoquant pour motif que l’expert de la défense, le Dr Ward, n’était pas disponible pour témoigner le jour où le procès devait avoir lieu. Ainsi qu’il l’avait déjà fait, le juge Douglas a réitéré sa préoccupation quant au nombre de toxicologues appelés à témoigner dans des affaires de conduite avec facultés affaiblies : [traduction] Voici pourquoi je suis préoccupé. Étant donné le nombre de toxicologues qui font l’objet d’une assignation à témoigner dans nos tribunaux, je ne veux pas être à la merci de leur emploi du temps. En d’autres termes, nous nous inquiétons de plus en plus au sujet des retards. [23] À la suggestion du juge Douglas et avec le consentement de la Couronne, l’intimé a pu éviter un ajournement tardif de son procès en présentant un rapport et une opinion écrits préparés par le Dr Ward, ce qui a dispensé ce dernier de venir témoigner en personne. Cette façon de procéder n’a pas manqué de plaire au juge de première instance, qui a déclaré : [traduction] Voilà une excellente nouvelle, car cette affaire a déjà été ajournée deux fois : la première à la demande de la Couronne et la seconde à votre demande, et j’avais préparé un jugement pour le cas où vous alliez me demander un nouveau report jusqu’à la nouvelle année, pour cadrer avec l’emploi du temps du Dr Ward. Je garde ce jugement en suspens, jusqu’à ce que j’en aie besoin, parce que cette question doit être abordée. En effet, il y a deux semaines, j’ai demandé au Dr Ward, qui était à la barre des témoins, s’il était très occupé. C’est le cas, puisqu’il sera en cour tous les jours, cinq jours par semaine, jusqu’au nouvel an ou à peu près. J’allais prononcer mon jugement aujourd’hui, mais cela devient inutile maintenant. [24] Le 3 septembre 2004, soit environ deux semaines après sa tentative d’intervention dans l’appel de la Couronne dans R. v. Moore, le juge Douglas a entendu une requête en ajournement dans une autre affaire de conduite avec facultés affaiblies, R. v. Laird; le compte rendu de l’instance et de la décision peut être consulté dans [2004] O.J. No. 3713. M. Laird avait été accusé environ un an auparavant. Son procès, ajourné à quatre reprises en raison de l’emploi du temps du Dr Ward, avait été fixé au 14 septembre 2004. L’avocat de la défense demandait un ajournement au motif des appels en instance dans les affaires R. v. Moore et R. v. McKee. L’avocat de la défense a proposé, avec l’assentiment de la Couronne, que le procès soit ajourné jusqu’à l’issue des appels. [25] Le juge Douglas a rejeté la requête en ajournement. Dans une longue décision prononcée oralement, le juge Douglas a profité de l’occasion pour passer en revue et analyser ses motifs de décision dans R. v. Moore, de même que les motifs invoqués par le juge Langdon pour ordonner un nouveau procès étant donné une crainte raisonnable de partialité. Ce faisant, il a repris ses remarques obiter dans R. v. Campbell de même que des passages des motifs du juge Langdon et le dialogue qui avait eu lieu entre le juge Langdon et la procureure de la Couronne alors que celle-ci présentait ses observations dans l’affaire Moore. Le procureur du juge Douglas a admis que ce dernier avait préparé à l’avance cette partie de son jugement, avec l’intention de s’en servir si l’occasion se présentait. On se souviendra que, dans l’affaire R. v. Locke, le juge Douglas avait indiqué avoir préparé un jugement pour le cas où l’intimé lui demanderait d’accorder un ajournement pour cadrer avec l’emploi du temps du Dr Ward. [26] Après avoir amplement commenté et critiqué les motifs de décision du juge Langdon, le juge Douglas déclarait, au paragraphe 47 de Laird, ce qui suit : [traduction] Je suis lié par la décision du juge Langdon dans Moore. Mais je ne suis pas lié par les conclusions suivantes du juge Langdon et ne les accepte pas :1. que j’ai, à l’égard de mes responsabilités de juge, une attitude de cynisme, de partialité et d’intolérance;
2. que j’ai critiqué la Cour suprême du Canada;
3. que j’ai de l’aversion pour les avocats qui plaident des affaires devant moi;
4. que j’ai de l’aversion pour les règles de droit;
5. que je tiens pour absurde de contester l’exactitude de l’alcootest.
Une fois la poussière retombée, on peut se demander ce que j’ai fait, en réalité. J’ai ruminé sur la question de l’arriéré. J’ai soigneusement exposé mes motifs dans l’affaire R. v. Moore, par des propos dont la transcription compte 26 pages. J’ai évalué un témoin qui avait formulé une opinion. J’ai essayé de découvrir si Moore était en appel. J’ai essayé d’expliquer qu’il fallait que quelqu’un conteste les conclusions du juge Langdon – non pas concernant l’affaire en cause, mais plutôt ma manière de juger en général, et je me suis inquiété de la possibilité que la décision du juge Langdon aboutisse à des journées comme celle que nous connaissons aujourd’hui.
Cette requête manque à me convaincre que « toute personne raisonnable » verrait ces faits du même œil que le requérant. La requête est donc rejetée.
[30] M. Musselman a interjeté appel de la décision du juge Douglas, appel accueilli par le juge Corbett, lequel a conclu à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité et a rendu une ordonnance interdisant au juge Douglas de présider le procès de M. Musselman : R. v. Musselman (2004), 25 C.R. (6th) 295 (C. S. J.). Le juge Corbett a fait un résumé exhaustif des faits, depuis le procès Moore, en passant par l’appel entendu par le juge Langdon, les communications par courriel du juge Douglas avec le Bureau des procureurs de la Couronne (Division du droit criminel) plaidant en faveur d’un appel de la décision du juge Langdon, jusqu’aux motifs du juge Douglas de rejeter un ajournement dans l’affaire Laird et de refuser de se récuser dans l’affaire Musselman. En examinant les faits et les décisions rédigées par le juge Douglas, le juge Corbett a pu y relever un certain nombre d’indélicatesses de la part de celui-ci, ce dont je conviens avec égards. [31] Aux paragraphes 3 et 4, le juge Corbett déclare : [traduction] Le savant juge de première instance n’a pas cru M. Moore. Le fondement de la preuve du Dr Ward n’a donc pas été établi et n’était donc pas pertinent. Le savant juge de première instance a cru les témoins de la police. C’est pourquoi le bien-fondé des accusations a été reconnu.Or, le juge de première instance n’a pas restreint ses motifs à l’établissement de ce constat. Il a fait des déclarations obiter dicta, certaines qualifiées de telles et d’autres émaillant le reste de ses motifs, ce qui pouvait donner l’impression qu’il était tout sauf satisfait de la position des règles de droit sur la défense du « dernier verre » (bolus drinking), de son impact sur les retards judiciaires et de l’indépendance et de l’objectivité en général des toxicologues experts de la défense.
[32] C’est à juste titre que le juge Corbett qualifie de grave erreur de jugement les communications du juge Douglas avec le Bureau des procureurs de la couronne visant à déterminer si l’on projetait d’en appeler dans R. v. Moore. Il décrit la tentative du juge Douglas d’intervenir comme étant aussi une « grave erreur », pouvant avoir des conséquences sérieuses pour l’appel Moore. [33] Concernant les motifs qu’avait le juge Douglas de refuser la requête en ajournement dans R. v. Laird, le juge Corbett tient les propos suivants, au paragraphe 12 : [traduction] … La façon dont cette requête a été présentée était bien peu pratique : il y était suggéré que Laird soit ajourné jusqu’à l’issue de l’appel Moore en Cour d’appel. Avec égards, le juge de première instance a relevé, à juste titre, que l’appel Moore pourrait ne pas aboutir avant longtemps, et qu’il était possible qu’un autre appel soit interjeté en Cour suprême du Canada. Il est clair que le procès Laird ne doit pas être retardé pendant des années. Cependant, les motifs qu’avait le savant juge de première instance de refuser la requête en ajournement dépassaient largement ceux d’un refus fondé sur des raisons pratiques. Il a plutôt abordé la décision du juge Langdon dans des termes qui reflétaient son profond désaccord et le fait que la décision l’avait profondément blessé. Je n’entreprendrai pas une revue détaillée de ses motifs en cette décision. Ces motifs sont analogues à ceux qui sont formulés dans la décision du juge de première instance dans l’affaire dont je suis saisi, et les mêmes remarques s’y appliquent. En bref, le juge de première instance a plaidé sa propre cause et ne s’est pas restreint à interpréter et à appliquer la décision du juge Langdon. [34] Concernant les motifs du juge Douglas pour refuser de se récuser dans R. v. Musselman, le juge Corbett déclare, aux paragraphes 13 et 14 : [traduction] … Des motifs détaillés à l’appui, le juge de première instance a refusé la requête. Ce faisant, il a aussi défendu ses propos et remarques obiter dicta dans Moore, tout en reconnaissant être lié par cette décision, jusqu’au moment éventuel où elle pourrait être renversée. Le ton et la formulation de la décision sur la requête en récusation reflètent de nouveau la profonde insatisfaction personnelle du juge de première instance face à la décision du juge Langdon. Il va jusqu’à dire que le juge Langdon a mis son intégrité en doute. De nouveau, le juge de première instance aurait dû se restreindre à interpréter et à appliquer la décision du juge Langdon, sans aller plus loin.Je suis forcé de conclure, avec égards, que le juge de première instance s’est alors lancé dans la « mêlée », pour son propre compte, et a donc réagi à titre personnel à la décision Moore et à l’impact de cette décision sur la perception de sa capacité de statuer de façon impartiale sur des affaires relatives à la conduite avec facultés affaiblies. Il a ainsi instauré une ambiance où il semble que le juge de première instance se soucie davantage de préserver sa réputation et son intégrité lorsqu’il aborde ces affaires que de rendre une décision impartiale.
[35] Le juge Corbett fait mention des nombreuses obiter dicta que renferment les motifs prononcés par le juge Douglas dans les affaires Campbell, Moore, Laird et Musselman, en ajoutant, au paragraphe 35 : [traduction] De plus, l’inclusion des obiter dicta n’est pas en soi une erreur irréversible ou un motif pour justifier la crainte de partialité. Mais, de façon générale, elle détourne de l’objet des motifs d’une décision, qui est d’en fournir une explication rationnelle. Par définition, les commentaires obiter dicta ne sont pas pertinents pour la détermination de l’affaire.Aux paragraphes 36 et 37, le juge Corbett ajoute :
[traduction] Or – et, en cela, le savant juge de première instance est dans l’erreur –, les commentaires obiter dicta demeurent et font partie des motifs de la décision. Ce sont peut-être des « commentaires marginaux » dans le sens où ils ne sont pas nécessaires pour l’issue, mais, s’ils ne font pas partie de la décision, pourquoi les avoir prononcés? La tâche du juge n’est pas d’exprimer ses opinions personnelles sur divers sujets. Dans Moore, le juge Langdon a estimé que l’effet cumulatif de toutes les remarques obiter dicta était de produire l’impression que le juge de première instance pourrait statuer sur l’affaire sur une base non pertinente, vu qu’il consacre autant de temps à des considérations autres. Autrement dit, si les commentaires sont faits pendant le prononcé de la décision, l’observateur raisonnable pourrait en déduire que, au moins dans l’esprit du juge de première instance, ils ont quelque chose à voir avec l’affaire. À tout le moins, l’observateur pourrait conclure que le juge de première instance est davantage préoccupé par ses « autres idées » que par l’affaire dont il est saisi.Et voilà pourquoi les obiter dicta sont déconseillés. Ils n’ajoutent habituellement rien d’utile au propos et peuvent en détourner puissamment. Voir Sawridge Band v. Canada [1997], 3 F.C. 580 (F.C.A.).
[36] Le juge Corbett poursuit en soulignant que si le juge Douglas croyait être incapable de statuer sur les requêtes sans « prendre à partie » directement le raisonnement du juge Langdon dans Moore, il devrait peut-être en ce cas se récuser. Il ajoute, au paragraphe 44, que « les décisions devraient se limiter au raisonnement nécessaire pour statuer sur l’affaire. Les apartés sont dangereux ». À cet égard, il concluait, au paragraphe 50 : [traduction] Une tradition de longue date au Canada et en Grande-Bretagne veut que le juge ne s’exprime qu’une fois sur une affaire donnée, lors des motifs de sa décision. Par la suite, le juge n’a pas latitude de s’exprimer, de défendre ou de commenter le jugement ou même de clarifier ce que des critiques peuvent percevoir comme ambigu. (Conseil canadien de la magistrature, Propos sur la conduite des juges, p. 86). La plupart des commentaires sur ce principe ont trait à la critique publique ou universitaire. Il est certes incontestable qu’il ne convient pas qu’un tribunal inférieur révise, commente ou attaque une décision d’appel faisant la critique ou renversant celle de ce tribunal de première instance [c’est nous qui soulignons]. [37] Aux paragraphes 63 et 64, le juge Corbett formule ces conclusions importantes : [traduction] Le juge de première instance a voulu se défendre de ce qu’il considère comme des remontrances personnelles et injustes de la part du juge Langdon.En prenant sa propre défense, le juge de première instance a outrepassé les limites, tant en offrant son aide dans l’appel d’une décision du juge Langdon qu’en réfutant directement le raisonnement du même juge dans la décision de l’affaire Laird et dans l’affaire qui nous occupe.
[38] Les propos du juge Corbett au paragraphe 67 sont également importants : [traduction] Rien dans le dossier dont je dispose ne permet de craindre que le juge de première instance ne soit pas un juriste intègre, dévoué et ayant la justice à cœur. Rien ne porte à douter qu’il soit profondément blessé par ces événements. Je suis sûr qu’il saura s’élever au-dessus de ces questions et présider lors de procès pénaux, y compris ceux pour conduite avec facultés affaiblies, de manière tout à fait conforme à son serment professionnel et digne de ses nombreuses années de loyaux services. [39] Pour terminer nos remarques sur les motifs du juge Corbett, nous ne pourrions mieux décrire les circonstances qui ont mené à la présente enquête que lui-même le fait au premier paragraphe de ces motifs : [traduction] Une cour d’appel ne s’attend pas à une réplique vigoureuse et même acrimonieuse de la part d’un tribunal dont il vient de renverser une décision. Cette étrange tournure d’événements est au cœur de la présente requête. Ce qui était au départ un incident malheureux, où un juge de première instance avait poussé trop loin ses nombreux commentaires obiter dicta sur une affaire, est maintenant réputé mettre en doute son intégrité, son honnêteté, sa volonté et sa capacité de se conformer à son serment professionnel, et même de faire qu’on se demande si ce juge ne serait pas « irrécupérable » (dans les propres termes du juge de première instance). Au fil du processus, le juge de première instance a fini par plaider sa propre cause devant le tribunal réservé aux litiges qu’il doit trancher avec impartialité, dans le cadre d’un processus de délibération calme et impersonnel. [40] En conformité avec la pratique du Conseil, on a demandé au juge Douglas de répondre à la plainte portée par la Criminal Lawyers’ Association. Dans sa réponse de huit pages, le juge a passé en revue les motifs de la plainte et fourni une explication de sa conduite. Nous donnons ci-dessous le résumé de sa réponse, qui figure dans le corps de l’exposé conjoint des faits : [traduction] Je n’ai vu la décision Moore que deux jours avant la date fixée pour l’appel; j’ai réagi par réflexe et, malheureusement, commencé à communiquer par courriel avec le Bureau des procureurs de la Couronne. Cette correspondance directe avec des procureurs de la Couronne concernant un appel, en me servant du mot « aide », a inquiété, on le comprend facilement. J’ai reconnu mes erreurs à cet égard en séance publique devant la cour à l’automne 2004. J’ai admis m’être trompé longtemps avant le dépôt d’une plainte, pendant ma période de réflexion, en acceptant ce que M. le juge Langdon avait dit. Les courriels n’auraient pas dû être envoyés et je n’entreprendrai plus jamais pareille correspondance avec la Couronne.De plus, mes digressions sur des points de droit ne sont d’aucune utilité et n’auraient pas dû être formulées; c’est ce que m’ont dit M. le juge Langdon et M. le juge Corbett. Je ne ferai plus ce genre de commentaires.
Le fait d’être en cause dans cette plainte a été exceptionnellement difficile pour moi-même et pour ma famille. L’attention des médias, la perturbation de mes tâches quotidiennes et le stress qui s’en est suivi m’ont amplement donné l’occasion de réfléchir à mes commentaires et à mes actes. Je crois que j’ai beaucoup appris.
J’ai voulu dissiper immédiatement toutes raisons de croire qu’il y avait apparence de partialité, mais je n’y ai clairement pas réussi. J’ai réagi par réflexe de défense et je regrette d’avoir ainsi donné lieu à ces apparences.
V
[41] Les juges voient d’un mauvais œil leurs décisions infirmées par un tribunal supérieur. En fait, il n’y a peut-être rien de plus déconcertant pour un juge de première instance que de voir sa décision renversée par un tribunal d’appel invoquant qu’il a suscité une crainte de partialité par son processus de décision. Mais tout cela fait partie du poste de juge de première instance. Il arrive que les motifs d’un juge de première instance soient revus et jugés insatisfaisants par une cour d’appel. Le rôle d’une cour d’appel est de corriger les erreurs commises par les juges de première instance. Au début de leur carrière judiciaire, on apprend aux nouveaux juges qu’ils verront à l’occasion une de leurs décisions infirmée par une cour d’appel; lorsque cela se produit, le juge doit accepter le fait du mieux possible. Il ne doit pas contester la décision de la cour d’appel, ni en public ni dans ses décisions ou motifs de décision en d’autres affaires. Le juge en cause ne doit pas non plus entrer en communication avec la partie déboutée pour l’encourager à en appeler de la décision ou pour offrir son aide lors d’un appel. [42] Ce sont là les principales indélicatesses commises par le juge Douglas. Il n’y a aucun doute qu’il a fait preuve d’un bien mauvais jugement. Il n’aurait pas dû communiquer avec le Bureau des procureurs de la Couronne pour pousser les procureurs à en appeler de la décision du juge Langdon dans R. v. Moore et pour offrir son aide dans la préparation des documents d’appel. Il n’aurait pas non plus dû se servir de décisions et de motifs de décisions dans d’autres affaires comme véhicules pour critiquer la décision du juge Langdon dans Moore et pour justifier son point de vue touchant la défense des délits de conduite avec facultés affaiblies. Il n’aurait pas non plus dû s’attaquer à un expert en toxicologie, le Dr Ward, et faire planer des doutes sur sa réputation et son témoignage, en suggérant qu’il était ni plus ni moins un homme de main au service des avocats de la défense et qu’il était, lui-même et par extension d’autres toxicologues, la cause des retards des affaires instruites pour conduite avec facultés affaiblies ayant mené aux arriérés de la Cour de justice de l’Ontario, tout particulièrement à Guelph. Ainsi que le juge Corbett l’a déterminé en se fondant sur la conduite contestée, une personne raisonnable et éclairée éprouverait une crainte raisonnable quant à la capacité du juge Douglas à présider de manière juste et impartiale le procès de personnes accusées du délit de conduite avec facultés affaiblies. En d’autres termes, le juge Corbett estime que l’impartialité du juge Douglas a été compromise et que, par conséquent, la population aurait des raisons de douter de l’impartialité et de l’intégrité du juge Douglas. [43] La question est de savoir si une preuve incontestée équivaut à une preuve convaincante, et si le juge Douglas a fait preuve d’inconduite judiciaire au sens où ce terme a été interprétée aux fins du paragraphe 51.6 (11) de la LTJ. Par la voix de son avocat et en réponse à la plainte du Conseil judiciaire, le juge Douglas a reconnu ses erreurs et il a admis s’être conduit de façon inconvenante. Il a, en effet, admis ne s’être pas conduit de la façon dont, aux yeux du public, les juges doivent se conduire, ce qui a abouti à une perte de confiance au sein de la population. Le juge Douglas a déclaré avoir compris la leçon et a affirmé que la conduite motivant la présente audience ne se reproduirait plus. Il fait donc valoir qu’il n’est pas nécessaire de lui imposer des sanctions pour restaurer la confiance de la population en sa capacité de juger avec impartialité et intégrité. Il a rectifié ses erreurs de jugement, lesquelles ne devraient par conséquent pas être jugées comme constituant une inconduite judiciaire. [44] Un procès pénal est une affaire grave, tant pour les parties que pour le public. Le juge-président doit agir d’une manière qui convainc le public qu’un traitement égal est accordé aux parties. Lorsqu’un juge prononce ses motifs de décision, il le fait dans le but d’exposer publiquement aux parties comment il est arrivé à ces conclusions, en plus d’exposer comment d’autres questions soulevées par l’affaire ont été tranchées. On procède ainsi pour assurer la transparence du processus judiciaire. À ce titre, les motifs d’une décision ont un statut particulier. Ces motifs permettent à la population d’évaluer la façon dont les tribunaux en général et les juges en particulier rendent justice. Les juges ne doivent pas abuser du statut spécial des motifs de décision. Bien que, dans certains cas, il n’est pas inconvenant que le tribunal recommande des changements à la loi ou soulève la possibilité de réexaminer une certaine décision à la lumière de modifications de circonstances, les juges devraient s’abstenir de discuter quoi que ce soit de non pertinent pour les points en cause. Les juges ne devraient pas non plus se servir d’une décision ou de motifs de décision pour remettre en question la décision d’une cour d’appel qui s’est montrée critique à l’égard du raisonnement d’un juge ou qui a annulé une de ses décisions. [45] Il ne fait aucun doute que le juge Douglas a compris la leçon des événements qui ont mené à la présente audience et de l’audience même. De l’avis général, la leçon a été rude. Rien de ce qu’il a dit ou de ce qu’il a fait ne peut être toléré. Cependant, compte tenu de toutes les circonstances, nous ne sommes pas disposés à conclure que le juge Douglas a fait preuve d’inconduite judiciaire, bien que nous soyons tenus de dire que sa conduite constitue un cas limite. Nous arrivons à cette conclusion parce que nous croyons que le juge Douglas était sincère lorsqu’il a reconnu le caractère inacceptable de sa conduite. Nous sommes convaincus que, à l’avenir, il s’en tiendra aux points en cause tant lors de la présidence de procès que dans ses décisions et motifs de décision, lesquels se conformeront scrupuleusement à leur objet. Nous sommes d’avis que nos raisons de permettre au juge Douglas de continuer à exercer ses fonctions judiciaires, jointes aux leçons que le juge Douglas a lui-même tirées de la présente audience, aideront à restaurer la confiance du public dans sa capacité de présider un tribunal avec impartialité et intégrité. [46] Aux termes du paragraphe 51.7 (4) de la LTJ, nous recommandons au procureur général que le juge Douglas soit indemnisé pour ses frais de services juridiques relativement à la présente audience. Cependant, pour nous permettre de déterminer si l’indemnisation devrait correspondre en totalité ou en partie aux frais de services juridiques du juge et de fixer le montant de l’indemnité, ainsi que cela nous incombe, nous aurons besoin de l’aide d’un procureur. Nous demandons à l’avocat du juge Douglas de déposer auprès du greffier de brèves observations touchant l’indemnisation dans les dix jours de la publication des présents motifs. L’avocat qui présente la cause aura ensuite dix jours pour déposer des observations en réponse. L’avocat pourrait aussi convenir du montant de l’indemnité et en aviser le greffier.FAIT À Toronto, dans la province d’Ontario, le 6 mars 2006.
Le juge Stephen Borins
Cour d’appel de l’Ontario
La juge Annemarie E. Bonkalo
J uge en chef adjointe de la Cour de justice de l’Ontario
M. J. Bruce Carr-Harris
Mme Madeleine Aldridge
[1] Le juge Langdon, de la Cour supérieure de justice, siégeait à titre de juge de la Cour d’appel en matière de poursuites sommaires dans l’affaire R. v. Moore, en vertu du paragraphe 829(1) du Code criminel. On peut en appeler d’un appel de la Cour d’appel en matière de poursuites sommaires auprès de la Cour d’appel de l’Ontario uniquement avec l’autorisation du tribunal ou d’un juge de cette dernière, et ce, pour un motif tenant à une question de droit exclusivement; voir le paragraphe 839(1) du Code criminel. L’affaire Moore n’a pas été entendue par la Cour d’appel de l’Ontario. Elle a été considérée en état le 7 février 2006, et n’avait pas encore été portée à la liste des audiences à cette date.
ANNEXE « A »
Le 1er février 2005
Conseil judiciaire de l’Ontario
B. P. 914
Succursale postale de la rue Adelaide
31, rue Adelaide Est
Toronto (Ontario)
M5C 2K3
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil,
Objet : Le juge Norman Douglas
Je vous écris au nom de la Criminal Lawyers’ Association, en application des dispositions de la Loi sur les tribunaux et en particulier de l’article 51.3, pour porter plainte au sujet de la conduite du juge Norman Douglas, de la Cour de justice de l’Ontario. La conduite en cause est la suivante :
1. M. le juge Douglas a communiqué avec des procureurs de la Couronne pour les exhorter à interjeter appel d’un appel en matière de poursuite sommaire dans l’affaire Regina v. Moore. Cette démarche produit l’impression que le juge a un intérêt – par opposition au désintéressement exigé – dans l’issue d’une certaine affaire ou de certaines infractions, et qu’il cherche à influer sur le cours de l’instance et à obtenir une décision d’appel conforme à cet intérêt. La communication par courriel du 19 août 2004, adressée par M. le juge Douglas à M. Perlmutter et lui offrant son aide pour l’appel, est indicative d’un intérêt partisan dans l’issue de l’appel.
2. L’opinion exprimée par M. le juge Douglas à propos des affaires de conduite avec facultés affaiblies dans Regina v. Campbell indique un certain parti pris à l’égard d’une infraction particulière et d’une certaine répugnance à accepter l’obiter dictum des cours d’appel touchant les moyens de défense légitime pouvant être invoqués.
3. Le caractère inapproprié du mode de communication choisi. À notre avis, une fois que prend fin le procès devant le juge concerné, il ne devrait plus y avoir de communications entre juristes et avocats au sujet de la conduite d’autres instances; de plus, toute communication appropriée touchant une affaire devrait être précédée d’un avis à l’avocat de l’autre partie et ne pas se faire en privé.
4. La partialité à l’égard d’affaires futures, comme en témoigne le courriel transmis par M. le juge Douglas indiquant qu’il souhaiterait dire aux avocats déposant des requêtes en récusation que l’affaire fait l’objet d’un nouvel appel.
5. Le fait de « s’être lancé dans la mêlée » en conséquence de ses commentaires dans Regina v. Musselman à propos de l’appel en matière de poursuite sommaire de la décision du juge Langdon dans Regina v. Moore, suscitant ainsi la crainte qu’il ne se soucie davantage de sa réputation et de son intégrité que de se pencher sur la preuve des experts de la défense dans les affaires pour conduite avec facultés affaiblies et de statuer de façon impartiale sur ces affaires – voir Propos sur la conduite des juges, document du Conseil canadien de la magistrature, p. 86, cité par le juge Corbett, au paragraphe 50 de Regina v. Musselman.
6. Enfin, des commentaires négatifs sur la défense présentée dans Regina v. Grosse et sur la règle de droit énoncée dans Regina v. Noble.
Je joins les documents suivants pour consultation relativement Ă la plainte :
1. Communications par courriel
- du juge Douglas à John Pearson, 17 août 2004
- de John Pearson au juge Douglas, 17 août 2004
- du juge Douglas à John Pearson, 17 août 2004
- de John Pearson au juge Douglas, 17 août 2004
- du juge Douglas à Pearson, Brewer, Rupic and McMahon, 18 août 2004
- de Pearson à Brewer, Rupic and McMahon, 18 août 2004
- du juge Douglas à Brewer et Rupic, 18 août 2004
- de Garson au juge Douglas, 18 août 2004
- du juge Douglas à Perlmutter, 19 août 2004
- de Perlmutter au juge Douglas, 19 août 2004
2. Lettre de M. Rupic au juge principal régional Graham, en date du 19 août 2004
3. Lettre de John McMahon au juge principal régional Graham, en date du 17 septembre 2004
4. Transcription des motifs de décision du juge Langdon dans Regina v. Moore, Guelph SCA #0027/04
5. Transcription des motifs de décision dans Regina v. Locke, 6 juillet 2004, 13 juillet 2004 et 27 juillet 2004 (juge Douglas) (C. J. O.)
6. Transcription des questions posées au Dr Ward dans Regina v. McKee, 14 juillet 2004, juge Douglas (C. J. O.)
7. Transcription de la décision du juge Douglas dans Regina v. Laird, 3 septembre 2004
8. Transcription de la décision du juge Douglas dans Regina v. Musselman, 30 septembre 2004
9. DĂ©cision du juge Corbett dans Regina v. Musselman [2004] O. J. No 4226 (C. S. O.).
Veuillez agréer, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil, mes salutations les meilleures.
Le président,
[Signature]Ralph B. Steinberg