Dans l’affaire d’une audience dont la tenue est ordonnée aux termes du paragraphe 11(15) de la Loi sur les juges de paix, L.R.O. 1990, c. J.4, ainsi modifiée, en ce qui concerne la conduite du juge de paix Jorge Barroilhet, juge de paix dans la région de Toronto
Devant :
L’honorable Deborah K. Livingstone
Madame la juge de paix Cornelia Mews, juge de paix principale
Mme S. Margot Blight – Borden Ladner Gervais s.r.l.
Comité d’audition du Conseil d’évaluation des juges de paix
DĂ©cision sur la mesure Ă prendre
Avocats : M. Douglas C. Hunt, c.r.
M. Andrew Burns
Mme Grace David
Hunt Partners s.r.l.
Avocat présentant la cause
M. Brian Greenspan
Greenspan, Humphrey, Lavine
Avocat de Monsieur le juge Jorge Barroilhet
DĂ©cision sur la mesure Ă prendre
1. Conformément au paragraphe 11.1(10) de la Loi sur les juges de paix , L.R.O. 1990, c. J.4, ainsi modifiée (ci-après appelée « la Loi »), le comité d’audition, ayant tiré des conclusions relativement aux détails énoncés dans l’avis d’audience qui ont été prouvés et, plus particulièrement, relativement aux détails dont il a été constaté qu’ils constituaient une inconduite judiciaire plus grave que celle admise par Monsieur le juge Barroilhet, doit examiner la mesure qu’il convient de prendre pour rétablir la confiance du public dans la magistrature et l’administration de la justice.
2. Le paragraphe 11.1(10) de la Loiprévoit ce qui suit :
Une fois qu’il a terminé l’audience, […] s’il donne droit à la plainte, il [le comité d’audition] peut, selon le cas :
a) donner un avertissement au juge de paix;
b) réprimander le juge de paix;
c) ordonner au juge de paix de présenter des excuses au plaignant ou à toute autre personne;
d) ordonner que le juge de paix prenne des dispositions précises, telles suivre une formation ou un traitement, comme condition pour continuer de siéger à titre de juge de paix;
e) suspendre le juge de paix, avec rémunération, pendant une période quelle qu’elle soit;
f) suspendre le juge de paix, sans rémunération mais avec avantages sociaux, pendant une période maximale de 30 jours;
g) recommander au procureur général la destitution du juge de paix conformément à l’article 11.2.
3. Le paragraphe 11.1(11) de la Loi prévoit que le « comité d’audition peut prendre toute combinaison des mesures énoncées aux alinéas (10) a) à f) [de l’article 11.1] ».
4. Le paragraphe 11.2(2) de la Loi prévoit que le juge de paix ne peut être destitué que si une plainte a été déposée à son sujet devant le Conseil d’évaluation et si un comité d’audition, à l’issue d’une audience tenue en application de l’article 11.1, recommande au procureur général la destitution du juge de paix en raison du fait qu’« il est devenu incapable d’exercer convenablement ses fonctions ou inhabile », notamment parce qu’« il a eu une conduite incompatible avec l’exercice convenable de ses fonctions » ou parce qu’« il n’a pas rempli les fonctions de sa charge ».
5. Le paragraphe 11.1(10) de la Loi prévoit que les mesures qui y sont énumérées peuvent être prises si le comité d’audition « donne droit à la plainte ». Bien que le paragraphe 11.1(10) de la Loi ne mentionne pas expressément une « inconduite » de la part du juge de paix, il est essentiellement similaire au paragraphe 51.6(11) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, c. C.43, la loi qui s’applique à l’instruction des plaintes visant les juges de la Cour de justice de l’Ontario. Le paragraphe 51.6(11) prévoit ce qui suit : « Une fois qu’il a terminé l’audience, le Conseil de la magistrature peut […] s’il conclut qu’il y a eu inconduite de la part du juge, […] » imposer une gamme de mesures identiques à celles que prévoit le paragraphe 11.1(1) de la Loi. Aux termes de l’article 51.8 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, le critère applicable à la mesure la plus grave, à savoir, la destitution, est identique à celui que prévoit le paragraphe 11.2(2) de la Loi : la destitution du juge en raison du fait qu’il est « devenu incapable d’exercer convenablement ses fonctions ou inhabile », notamment parce qu’« il a eu une conduite incompatible avec l’exercice convenable de ses fonctions » ou parce qu’« il n’a pas rempli les fonctions de sa charge ».
6. En conséquence, vu la similitude des dispositions législatives prévues par la Loi et par la Loi sur les tribunaux judiciaires, nous sommes d’accord avec l’argument de l’avocat présentant la cause selon lequel le régime législatif vise à ce que les plaintes concernant les juges de paix soient examinées eu égard à la question de savoir s’il y a eu inconduite judiciaire et, si une telle inconduite est établie, à ce que l’application de la gamme des mesures prévues au paragraphe 11.2(10) soit étudiée de la même manière que l’application des mesures prévues pour les juges de la Cour de justice de l’Ontario.
7. L’avocat présentant la cause et l’avocat de son honneur s’entendent sur la loi que nous devons appliquer lors de la présente audience pour déterminer la mesure à prendre. Ils ont tous les deux admis que la confiance du public dans le système judiciaire est au cœur même de l’enquête sur l’inconduite judiciaire présumée.
8. Nous sommes d’accord avec l’argument de l’avocat présentant la cause selon lequel son rôle consiste à aider le comité d’audition de façon impartiale lorsque celui-ci examine la mesure qu’il convient de prendre conformément au paragraphe 11.1(10) de la Loi, afin de favoriser et maintenir la confiance et la perception du public à l’égard de l’administration de la justice et de la magistrature.
9. Dans l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267 (C.S.C.) au par. 68, la Cour suprême du Canada a décrit le rôle d’un organisme comparable au Conseil d’évaluation des juges de paix aux termes de la Loi sur les tribunaux judiciaires du Québec, dans le passage suivant tiré du jugement rendu par le juge Gonthier :
[68] Le rôle du Comité, à la lumière de ces dispositions législatives, a été adéquatement cerné par le juge Parent, à la p. 2214 :
[…] le comitĂ© est un organisme Ă©tabli en vue d’un objectif relevant du bien public, Ă savoir le respect du code de dĂ©ontologie dĂ©terminant les règles de conduite et les devoirs des juges envers le public, les parties Ă une instance et les avocats. Sa fonction est d’enquĂŞter sur une plainte reprochant Ă un juge un manquement Ă ce code, de dĂ©terminer si la plainte est fondĂ©e et, si elle l’est, de recommander au Conseil la sanction que ce dernier devra imposer.
Le ComitĂ© a donc pour mission de veiller au respect de la dĂ©ontologie judiciaire pour assurer l’intĂ©gritĂ© du pouvoir judiciaire. La fonction qu’il exerce est rĂ©paratrice, et ce Ă l’endroit de la magistrature, non pas du juge visĂ© par une sanction. Sous cet Ă©clairage, au chapitre des recommandations que peut faire le ComitĂ© relativement aux sanctions Ă suivre, l’unique facultĂ© de rĂ©primander, de mĂŞme que l’absence de tout pouvoir dĂ©finitif en matière de destitution, prennent tout leur sens et reflètent clairement, en fait, les objectifs sous-jacents Ă l’Ă©tablissement du ComitĂ© : ne pas punir un Ă©lĂ©ment qui se dĂ©marque par une conduite jugĂ©e non conforme mais veiller, plutĂ´t, Ă l’intĂ©gritĂ© de l’ensemble.
Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267 (C.S.C.) au par. 68
10. En conséquence, d’après les principes énoncés dans la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ruffo, précité, lorsqu’il s’agit d’évaluer la conduite des juges de paix, le comité d’audition joue un rôle de nature corrective qui se rapporte à la magistrature plutôt qu’au juge de paix particulier touché par une sanction. Ainsi, au moment de se pencher sur une inconduite judiciaire, le comité d’audition n’a pas pour rôle de punir une partie, c.-à -d., le juge de paix dont la conduite est jugée inacceptable, mais plutôt de préserver l’intégrité de l’ensemble, c.-à -d., la magistrature toute entière.
11. Dans l’arrêt Re Douglas (2006) O.J.C., une décision récente d’un comité d’audition du Conseil de la magistrature de l’Ontario, il a été établi que les dispositions prévues au paragraphe 51.6(11) de la Loi sur les tribunaux judiciaires habilitaient le Conseil de la magistrature de l’Ontario à imposer une large gamme de sanctions s’il conclut qu’il y a eu « inconduite de la part du juge, en fonction du degré de l’inconduite ».
Re Douglas (2006) O.J.C. au par. 4
12. Dans l’arrêt Re Douglas, le comité d’audition a accepté le sens à donner au terme « inconduite judiciaire » qui a été examiné dans l’arrêt Re Baldwin (2002) O.J.C., une autre décision du Conseil de la magistrature de l’Ontario dans laquelle celui-ci s’est fondé principalement sur deux décisions de principe de la Cour suprême du Canada : Therrien c. Ministre de la Justice, [2001] 2 R.C.S. 3 (C.S.C.) et Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) , [2002] 1 R.C.S. 249 (C.S.C.). Dans l’arrêt Re Douglas, le comité d’audition a cité le passage important suivant tiré de l’arrêt Re Baldwin :
[5] Vu la portée très large du paragraphe 51.6 (11) dans l’affaire Re : Baldwin (2002), un comité d’examen du Conseil s’est penché sur le sens à donner au terme « inconduite judiciaire ». Pour ce faire, le comité s’est principalement fondé sur deux arrêts de la Cour suprême du Canada qui font autorité : Therrien c. Ministre de la Justice [2001] 2 R.C.S. 3 et Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) [2002] 1 R.C.S. 249. Le Conseil s’est exprimé dans les termes suivants :
[traduction] Dans l’affaire Moreau-BĂ©rubĂ© c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), la Cour suprĂŞme a examinĂ© la tension entre l’obligation de rendre compte de la magistrature et l’indĂ©pendance des juges. Ceux-ci doivent ĂŞtre responsables de leur conduite judiciaire et extra-judiciaire pour que le public ait confiance dans leur capacitĂ© d’accomplir les fonctions de leur charge de manière impartiale, indĂ©pendante et avec intĂ©gritĂ©. Lorsque la confiance du public est minĂ©e par la conduite d’un juge, il doit y avoir un processus pour remĂ©dier au prĂ©judice qui a Ă©tĂ© occasionnĂ© par cette conduite. Toutefois, il est important de reconnaĂ®tre que la manière selon laquelle les plaintes relatives Ă l’inconduite d’un juge sont examinĂ©es peut avoir un effet freinant ou paralysant sur l’action judiciaire. Par consĂ©quent, le processus suivi pour examiner les allĂ©gations d’inconduite d’un juge doit prĂ©voir une obligation de rendre compte sans rĂ©duire de manière inadĂ©quate l’indĂ©pendance ou l’intĂ©gritĂ© de la pensĂ©e ou du processus dĂ©cisionnel des juges.
L’objet de l’instance sur une inconduite de la magistrature est essentiellement correctif. Les dispositions prĂ©vues Ă l’article 51.6(11) doivent ĂŞtre invoquĂ©es au besoin pour rĂ©tablir la confiance du public Ă la suite de la conduite du juge.
Paraphrasant le test prĂ©vu par la Cour suprĂŞme dans Therrien et Moreau-BĂ©rubĂ©, la question examinĂ©e en vertu de l’article 51.6(11) est de dĂ©terminer si la conduite qui est reprochĂ©e est si gravement contraire Ă l’impartialitĂ©, l’intĂ©gritĂ© et l’indĂ©pendance de la magistrature qu’elle a minĂ© la confiance du public dans la capacitĂ© du juge d’accomplir les fonctions de sa charge ou l’administration de la justice de manière gĂ©nĂ©rale et qu’il est nĂ©cessaire au Conseil de la magistrature de prendre l’une des mesures prĂ©vues Ă l’article pour rĂ©tablir cette confiance.
Re Douglas (2006) O.J.C. au par. 5
Therrien c. Ministre de la Justice, [2001] 2 R.C.S. 3 (C.S.C.)
Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) , [2002] 1 R.C.S. 249 (C.S.C.)
13. L’avocat de son honneur nous a demandé de mettre un accent particulier sur le passage suivant de l’arrêt Re Baldwin, précité :
Ce n’est que lorsque la conduite qui est l’objet de la plainte dĂ©passe ce seuil qu’il faut envisager l’application des mesures prĂ©vues Ă l’article 51.6(11). Une fois que le Conseil a dĂ©terminĂ© qu’il faut appliquer l’une des mesures prĂ©vues Ă l’article 51.6(11), il doit examiner d’abord la mesure la moins grave – un avertissement – et passer ensuite dans un ordre sĂ©quentiel Ă la mesure la plus grave – une recommandation de destitution – et ordonner uniquement ce qui est nĂ©cessaire pour rĂ©tablir la confiance du public dans le juge et l’administration de la justice de manière gĂ©nĂ©rale.
Re Baldwin (2002) O.J.C. Ă la p. 5
14. Dans l’arrĂŞt Re Douglas, en invoquant l’arrĂŞt Therrien, prĂ©citĂ©, le comitĂ© d’audition a fait remarquer qu’un manque d’intĂ©gritĂ© de la part des juges peut Ă©branler le respect et la confiance du public et que, par consĂ©quent, les juges doivent s’efforcer d’avoir une conduite qui leur mĂ©rite le respect du public et doivent cultiver une image d’intĂ©gritĂ©, d’impartialitĂ© et de bon jugement. De plus, les juges doivent ĂŞtre et donner l’apparence d’ĂŞtre un exemple d’impartialitĂ©, d’indĂ©pendance et d’intĂ©gritĂ©. En consĂ©quence, dans l’arrĂŞt Re Douglas, le comitĂ© d’audition a prĂ©cisĂ© ce qui suit :
[8] Selon les arrêts Re : Baldwin et Re : Evans, le test de l’inconduite judiciaire réunit deux critères interreliés : 1) confiance du public; 2) impartialité, intégrité et indépendance du juge ou du système de justice. Le premier critère exige que le comité d’examen considère non seulement la conduite en cause, mais également l’apparence que revêt cette conduite aux yeux de la population. Tel que l’énonce l’arrêt Therrien, la population exigera à tout le moins d’un juge qu’il donne l’apparence de l’impartialité, de l’indépendance et de l’intégrité. On voit donc que le maintien de la confiance que le public place en le juge personnellement et en son système de justice sont des considérations centrales pour l’évaluation de la conduite reprochée. De plus, cette conduite doit être telle qu’elle compromet l’impartialité, l’indépendance et l’intégrité de l’appareil judiciaire ou du système de justice.
[9] Par conséquent, les juges doivent agir de façon impartiale et indépendante et en présenter l’apparence. Ils doivent être dotés d’intégrité personnelle ou le sembler. Si un juge se conduit d’une manière affichant un manque de l’un ou l’autre de ces attributs, il sera susceptible de se faire reprocher une inconduite judiciaire.
Re Douglas (2006) O.J.C. aux par. 8 et 9
Re Therrien, précité, aux par. 110 et 111
15. Nous sommes d’accord avec l’argument de l’avocat présentant la cause selon lequel le comité d’audition doit, dans l’exercice de son mandat concernant la mesure à prendre, être guidé par les obligations déontologiques qui sont inhérentes à la fonction judiciaire. Ces obligations déontologiques sont bien établies dans la jurisprudence canadienne. Dans l’arrêt Re Therrien, précité, le juge Gonthier apporte des précisions sur ces obligations en commentant le rôle du juge et la manière dont le public perçoit ce rôle :
[108] La fonction judiciaire est tout à fait unique. Notre société confie d’importants pouvoirs et responsabilités aux membres de sa magistrature. Mis à part l’exercice de ce rôle traditionnel d’arbitre chargé de trancher les litiges et de départager les droits de chacune des parties, le juge est aussi responsable de protéger l’équilibre des compétences constitutionnelles entre les deux paliers de gouvernement, propres à notre État fédéral. En outre, depuis l’adoption de la Charte canadienne, il est devenu un défenseur de premier plan des libertés individuelles et des droits de la personne et le gardien des valeurs qui y sont enchâssées : Beauregard, précité, p. 70, et Renvoi sur la rémunération des juges de cours provinciales, précité, par. 123. En ce sens, aux yeux du justiciable qui se présente devant lui, le juge est d’abord celui qui dit la loi, qui lui reconnaît des droits ou lui impose des obligations.
[109] Puis, au-delà du juriste chargé de résoudre les conflits entre les parties, le juge joue également un rôle fondamental pour l’observateur externe du système judiciaire. Le juge constitue le pilier de l’ensemble du système de justice et des droits et libertés que celui-ci tend à promouvoir et à protéger. Ainsi, pour les citoyens, non seulement le juge promet-il, par son serment, de servir les idéaux de Justice et de Vérité sur lesquels reposent la primauté du droit au Canada et le fondement de notre démocratie, mais il est appelé à les incarner (le juge Jean Beetz, Présentation du premier conférencier de la Conférence du 10e anniversaire de l’Institut canadien d’administration de la justice, propos recueillis dans Mélanges Jean Beetz (1995), p. 70-71).
[110] En ce sens, les qualités personnelles, la conduite et l’image que le juge projette sont tributaires de celles de l’ensemble du système judiciaire et, par le fait même, de la confiance que le public place en celui-ci. Le maintien de cette confiance du public en son système de justice est garant de son efficacité et de son bon fonctionnement. Bien plus, la confiance du public assure le bien-être général et la paix sociale en maintenant un État de droit. Dans un ouvrage destiné à ses membres, le Conseil canadien de la magistrature explique :
La confiance et le respect que le public porte à la magistrature sont essentiels à l’efficacité de notre système de justice et, ultimement, à l’existence d’une démocratie fondée sur la primauté du droit. De nombreux facteurs peuvent ébranler la confiance et le respect du public à l’égard de la magistrature, notamment : des critiques injustifiées ou malavisées; de simples malentendus sur le rôle de la magistrature; ou encore toute conduite de juges, en cour ou hors cour, démontrant un manque d’intégrité. Par conséquent, les juges doivent s’efforcer d’avoir une conduite qui leur mérite le respect du public et ils doivent cultiver une image d’intégrité, d’impartialité et de bon jugement.
(Conseil canadien de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire (1998), p. 14)
[111] La population exigera donc de celui qui exerce une fonction judiciaire une conduite quasi irréprochable. À tout le moins exigera-t-on qu’il paraisse avoir un tel comportement. Il devra être et donner l’apparence d’être un exemple d’impartialité, d’indépendance et d’intégrité. Les exigences à son endroit se situent à un niveau bien supérieur à celui de ses concitoyens […]
Re Therrien, précité, aux par. 108 à 111
16. En ce qui concerne la question de la confiance du public, l’avocat de son honneur, M. Greenspan, nous a fourni certains renseignements généraux sur Monsieur le juge Barroilhet, notamment sur son éducation au Chili et en Argentine avant son arrivée au Canada comme réfugié en 1978, ainsi que sur son emploi comme courtier d’assurance jusqu’à son mariage avec Mme Mateluna en 1992. C’est à ce moment-là que le cabinet de parajuristes J.H. Barroilhet & Associates Inc. a été créé. En plus des renseignements généraux énoncés ci-dessus, 18 lettres ont été déposées à titre de pièce 2 à l’appui de Monsieur le juge Barroilhet. Les lettres font état du grand renom de son honneur dans la collectivité hispano-canadienne. Le comité d’audition admet que son honneur jouit du respect de plusieurs personnes et qu’il a fait d’importantes contributions dans la collectivité. Nous reconnaissons son engagement pour la justice sociale.
17. La pièce 1 déposée à l’audience pour déterminer la mesure à prendre est une lettre d’excuses, datée du 17 septembre 2009, dans laquelle son honneur exprime ses regrets sincères pour son inconduite, dont le présent comité d’audition a fait état dans ses motifs de décision datés du 29 juillet 2009. Nous avons pris en compte les excuses à cette étape-ci de l’instance et nous acceptons l’argument présenté par l’avocat de son honneur, M. Greenspan, selon lequel ces excuses sont sincères.
18. L’avocat de son honneur a admis qu’il était possible que la confiance du public ait été minée par l’inconduite de Monsieur le juge Barroilhet, mais a soutenu que la sanction la plus grave, à savoir, une recommandation de destitution, n’était pas appropriée.
19. Cependant, comme il a été établi dans l’arrêt Re Douglas, le comité d’audition doit examiner l’intégrité, l’impartialité et l’indépendance du juge de paix. Les conclusions tirées par le comité d’audition dans ses motifs de décision relativement aux détails 11-16 se rapportent à l’inconduite de son honneur dans l’affaire « Chad Evans ». Dans cette affaire, son honneur a reconnu être intervenu de façon inappropriée en ce qui concerne les infractions provinciales de M. Evans. De l’avis du comité d’audition, une telle inconduite soulève non seulement la question de la confiance du public, mais aussi la grave question de savoir si Monsieur le juge Barroilhet a fait preuve d’intégrité, d’impartialité et d’indépendance.
20. Son honneur n’a pas commis d’erreur de jugement temporaire dans l’affaire concernant Chad Evans. Comme nous l’avons conclu, sa conduite – ou plutôt, son inconduite – a démontré qu’il était prêt à aider un ami de la famille devant un tribunal d’un autre ressort en utilisant son influence en tant que juge de paix et en faisant appel à l’aide d’un employé du cabinet de parajuristes avec lequel il avait des liens inappropriés.
21. Nous sommes d’accord avec l’argument de l’avocat présentant la cause selon lequel le comité d’audition doit, dans l’exercice de son mandat concernant la mesure à prendre, être guidé par l’obligation d’impartialité du juge. À cet égard, la décision rendue par la Cour d’appel du Québec dans Ruffo(Re), [2005] J.Q. no 17953 (C.A.), qui a été confirmée par la Cour suprême du Canada, est révélatrice :
[148] Il est acquis que l’obligation d’impartialitĂ© du juge existe de façon continue. Son serment d’office en fait foi. C’est au prix d’une vigilance constante de la part du juge que les droits des citoyens seront prĂ©servĂ©s et leur confiance dans le système judiciaire, maintenue. Il incombe donc au juge, en tout premier lieu, de prĂ©server jalousement cette impartialitĂ© et de s’assurer que celle-ci soit Ă la fois rĂ©elle et apparente.
[149] D’ailleurs, la prĂ©somption d’impartialitĂ© qui accompagne la fonction de juge sert un objectif bien prĂ©cis, celui de l’intĂ©gritĂ© du système judiciaire. Cette prĂ©misse ne peut pas ĂŞtre remise en question Ă chaque fois qu’un justiciable est insatisfait d’une dĂ©cision. Le juge peut s’être trompĂ© en fait ou en droit, l’appel le corrigera, le cas Ă©chĂ©ant. Cela ne signifie pas pour autant que son erreur provient d’un manque d’impartialitĂ©.
Ruffo(Re), [2005] J.Q. no 17953 (C.A.) aux par. 148 et 149
22. Pour démontrer la confiance du public dans son intégrité et son impartialité, Monsieur le juge Barroilhet a choisi de déposer, à l’onglet 18 de la pièce 2, une lettre du beau-père de Chad Evans, qui était l’ancien ami de la famille auquel son honneur avait choisi d’accorder une faveur. Dans cette lettre, l’auteur écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « Veuillez noter que M. Evans n’était pas accusé d’avoir commis une infraction criminelle et que nous n’avons pas non plus demandé à M. Barroilhet de modifier les accusations. À cet égard, j’ai seulement demandé à M. Barroilhet de nous aider à rouvrir sa cause afin qu’il puisse se présenter devant le tribunal […] ». Dans la lettre, rien n’indique que l’auteur sait que la conduite à laquelle s’est livré son honneur en faisant droit à la demande de faveur personnelle et en y donnant suite était inappropriée. Lorsque son honneur invoque cette lettre devant le présent comité d’audition, il fait ressortir la question de la confiance du public qui apparaît lorsqu’un juge de paix fait droit et donne suite à des demandes de « faveurs ». Une telle conduite – ou inconduite, comme nous l’avons conclu – ne doit pas être perçue par les membres du public comme une situation normale ou ordinaire au sein d’une magistrature impartiale et indépendante.
23. De plus, son honneur a admis qu’il a communiqué de façon inappropriée avec deux collègues juges, et le comité d’audition a conclu qu’il a demandé à l’un d’eux de suspendre l’exigence d’un affidavit dûment signé par M. Evans. Comme nous l’avons appris dans l’arrêt Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267 (C.S.C.), l’intégrité de la magistrature toute entière doit être prise en considération lorsqu’il s’agit d’évaluer l’inconduite de Monsieur le juge Barroilhet. Nous acceptons la preuve de Madame la juge Miller quant au malaise qu’elle a ressenti après sa conversation avec son honneur, un juge de paix de rang plus élevé, dans l’affaire concernant Chad Evans. Elle a réagi comme il se doit. Elle a refusé d’accéder à la demande de son honneur. Cependant, l’administration de la justice est minée si des fonctionnaires judiciaires au sein de cette administration tentent d’utiliser leur poste et leur influence pour encourager d’autres personnes à se soustraire à la loi ou à faire abstraction de leur serment professionnel.
24. Comme nous l’avons déjà mentionné, la preuve a démontré et le comité d’audition a conclu qu’un employé du cabinet de parajuristes avec lequel son honneur entretenait des liens inappropriés a été envoyé pour demander qu’un juge de paix accepte de rouvrir l’affaire concernant Chad Evans.
25. Dans ses observations du 17 septembre 2009, la date de la lettre d’excuses, l’avocat de son honneur a précisé que Monsieur le juge Barroilhet et son épouse étaient d’accord pour dire qu’il était peu indiqué et imprudent de maintenir le cabinet de parajuristes, et qu’ils ont tenté de le vendre au cours des derniers mois. L’avocat de son honneur a déclaré qu’ils avaient l’intention sans équivoque de vendre ou de fermer l’entreprise au cours des six prochains mois, pour s’assurer qu’il n’y ait aucune perception de conflit. À notre avis, ces observations confirment que son honneur n’a jamais mis fin de façon claire et non équivoque à la relation d’affaires qu’il entretenait avec le cabinet de parajuristes, et que cette relation existe encore alors qu’il participe aux tentatives de vendre l’entreprise.
26. À la lumière des conclusions énoncées ci-dessus, le comité d’audition doit décider si la conduite reprochée au juge de paix est si manifestement et totalement contraire à l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance de la magistrature que la confiance des personnes qui comparaissent devant le juge de paix, ou la confiance du public dans son système judiciaire, serait minée à un point tel que le juge de paix serait inapte à accomplir les fonctions de sa charge.
Re Therrien, [2001] 2 R.C.S. 3 (C.S.C.) au par. 147
Moreau-Bérubé c. Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature) , [2002] 1 R.C.S. 249 (C.S.C.) aux par. 66 à 73
27. Nous concluons que l’impartialité, l’intégrité et l’indépendance de la magistrature ainsi que la confiance des membres du public qui comparaissent devant le juge de paix Barroilhet ont été minées irréparablement par l’inconduite de ce dernier. Il y avait d’autres conclusions d’inconduite dans nos motifs de décision, mais c’est l’inconduite dans l’affaire concernant Chad Evans qui, à notre avis, est la plus flagrante. Nous concluons qu’une telle inconduite rend Monsieur le juge Barroilhet inapte à accomplir les fonctions de sa charge.
28. La confiance du public dans la capacité de Monsieur le juge Barroilhet d’accomplir les fonctions de sa charge et dans l’administration de la justice d’une façon générale serait, de l’avis du comité d’audition, minée irréparablement si le comité d’audition réagissait à un tel comportement en prenant une mesure autre qu’une recommandation de destitution. Comme les deux avocats l’ont souligné, les mesures énoncées au paragraphe 11.1(10) de la Loi sont de nature corrective. Pour ce qui est de l’inconduite dans l’affaire concernant Chad Evans, la sanction la plus grave est le seul recours qui, à notre avis, rétablirait la confiance du public dans l’administration de la justice.
29. Par conséquent, nous recommandons au procureur général la destitution de Monsieur le juge Jorge Barroilhet conformément à l’article 11.2 de la Loi.
Fait à Toronto, dans la province d’Ontario, le 15 octobre 2009.
Comité d’audition :
L’honorable Deborah K. Livingstone
Madame la juge de paix Cornelia Mews, juge de paix principale
Mme S. Margot Blight – Borden Ladner Gervais s.r.l.