L’avocat plaidant et la santé mentale

L’avocat plaidant et la santé mentale[1]

George R. Strathy
Juge en chef de l’Ontario

Introduction

Avec la pandémie qui a dominé nos vies, ces deux dernières années ont mis de l’avant l’importance de la santé mentale dans notre société et dans notre profession. Peut-être est-ce attribuable au stress et à l’anxiété qui ont plané sur nous durant la pandémie. Peut-être est-ce d’avoir été isolés nos familles, nos amis, nos collègues, qui sont souvent source de réconfort et de soutien. Peut-être est-ce le travail à domicile auquel plusieurs d’entre nous ont été soumis et qui ne permet pas de séparer le travail et la vie personnelle, rendant pratiquement impossible l’équilibre entre les deux. Peut-être que plusieurs d’entre nous, ayant survécu à ces deux terribles années, se disent qu’il est temps de faire des changements dans leur vie. Décrire 2022 comme l’année de la « Grande Démission » pourrait s’avérer juste.

Heureusement, pour une raison ou une autre, il y a aussi eu, dans notre société, au sein de la profession et dans nos vies personnelles, une volonté grandissante d’aborder les questions de santé mentale. Les gens ont parlé de la santé mentale comme jamais auparavant : avec honnêteté, compassion et réalisme.

Dans cet article, je discute de la santé mentale chez les avocats plaidants spécifiquement, mais je dois dire que cette discussion s’applique probablement à les tous les champs de pratique. Mon message est que nous avons besoin d’un changement qui vient d’en haut dans nos façons d’aborder la santé mentale dans la profession juridique. Ce changement doit provenir des dirigeants des cabinets privés et des leaders dans la profession d’avocat.

Je ne prétends pas être un expert en santé mentale ou détenir toutes les réponses. Toutefois, j’ai près d’une cinquantaine d’années d’expérience en droit et je vous fais part de ces observations dans l’espoir de susciter la réflexion et d’inspirer le changement dont les avocats plaidants ont besoin.

Je commence avec la question suivante : comment se fait-il que nous ne parlions jamais de santé mentale et de litige dans une même conversation ? Je crois que c’est en partie parce que la santé mentale, tout comme la santé physique, est quelque chose que nous avons tous en commun. Nous ne nous imaginons pas la santé mentale comme quelque chose que nous vivons tous. Au lieu de cela, nous pensons que la santé mentale est synonyme de maladie mentale ou de mauvaise santé mentale, deux choses qui nuisent à la capacité d’un individu à être un avocat plaideur.

Notre société et notre profession stigmatisent la maladie mentale. Les stéréotypes concernant la santé mentale dans la profession juridique associent une mauvaise santé mentale ou une maladie mentale à une incapacité à contrôler ses émotions ou ses pensées, à un manque de jugement, à une incapacité à travailler fort ou à résister à la pression, et à un manque de fiabilité.

En revanche, l’avocat plaidant type est tenu en haute estime : c’est un gladiateur intrépide, maniant une épée intellectuelle aiguisée comme un rasoir. Toujours en contrôle de ses émotions. Érudit et articulé. Il travaille de longues heures de travail avec fierté en résistant à la pression. Parfois blessé, mais jamais vaincu. Souffrant en silence et pansant tranquillement ses propres blessures, prêt à se battre un autre jour. Et capable de se consacrer aussi intensément à ses loisirs qu’à son travail.

L’emprise de ces deux mythes sur notre profession — que la santé mentale est quelque chose qui affecte les autres, pas nous, et le mythe de l’avocat gladiateur — signifie que nous discutons rarement de la santé mentale dans la même conversation que le litige parce que nous croyons que l’un exclut l’autre. Depuis trop longtemps, les membres de notre profession sont attachés à l’idée que nos expériences en matière de santé mentale, quelles qu’elles soient, sont incompatibles avec une carrière en litige. Nous avons intériorisé le mythe selon lequel seuls les héros invincibles réussissent. Nous devons dénoncer ces mythes, non seulement parce qu’ils sont faux, mais aussi parce qu’ils envoient un message erroné aux personnes qui ont leur place dans le domaine du contentieux. Et parce qu’ils causent de terribles souffrances à ceux qui croient qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas se mesurer à l’idéal du gladiateur.

Permettez-moi de m’écarter un instant du sujet et de vous donner un peu de contexte.

Quelques faits à propos de la santé mentale

L’Association canadienne pour la santé mentale, un chef de file mondial en matière de recherche et de défense en santé mentale, a contribué à remettre en question certains mythes sur la santé mentale. Elle nous apprend que « la présence ou l’absence de maladie mentale n’indique en rien l’état de santé mentale : une personne sans maladie mentale pourrait avoir une mauvaise santé mentale, tout comme une personne ayant une maladie mentale pourrait avoir une excellente santé mentale. »[2]

Il est important de comprendre la distinction entre la « maladie mentale » et la « santé mentale ». Les maladies mentales sont des problèmes de santé qui affectent la façon dont nous nous percevons, dont nous entrons en relation avec les autres et dont nous interagissons avec le monde qui nous entoure. Les maladies mentales les plus fréquentes sont la dépression et le trouble anxieux. En revanche, la « santé mentale » est « un concept similaire à la “santé physique” : c’est un état de bienêtre. La santé mentale se réfère aux émotions, aux pensées, aux sentiments et aux relations avec les autres. C’est être en mesure de faire face aux situations normales de la vie et au stress qu’elles génèrent. »[3]

Dans sa compréhension imparfaite de la maladie mentale, la société a tendance à la voir comme quelque chose de statique. Dans les faits, la plupart des maladies mentales sont épisodiques. Les personnes qui vivent avec une maladie mentale peuvent connaitre de longues périodes où elles sont en bonne santé et productives, et d’autres périodes où elles ne sont pas bien et ont besoin de temps pour se rétablir. Les maladies mentales peuvent être soignées. Tout comme pour les maladies physiques, les gens ont besoin de temps pour récupérer. Le rétablissement de toute maladie est fatigant et le retour au travail peut devoir être progressif. Plus l’aide commence tôt, plus rapide est le chemin vers la guérison.

L’un des plus grands obstacles au traitement est la stigmatisation associée à la maladie mentale. La faute est rejetée sur la personne qui ne va pas bien. Elle vit alors de la honte et craint de demander de l’aide, de peur que cela ait un impact sur sa carrière. En conséquence, les gens cachent souvent leurs problèmes de santé mentale et souffrent en silence. Une culture de la honte, du blâme et de la critique conduit à l’isolement, au détriment de nos collègues et de nos clients.

La santé mentale dans notre société et au sein de la profession

Nous connaissons probablement déjà les statistiques. Un Canadien sur cinq souffre de maladies mentales telles que la dépression, les formes graves d’anxiété ou les troubles liés au stress.[4]

Toutefois, l’incidence de la maladie mentale dans la profession juridique est considérablement plus grande que dans la population générale. Selon une étude menée par l’American Bar Association, près du tiers des avocats pratiquant aux États-Unis souffrent d’une forme de dépression ou d’anxiété, et de 21 % à 36 % d’entre eux consomment de l’alcool de façon excessive.[5] Un sondage réalisé en 2021 par l’International Bar Association a révélé que l’incidence des problèmes de santé mentale est plus importante chez les jeunes avocats et les avocats en milieu de carrière que chez les avocats plus âgés.[6]

Dans le contexte canadien, des chercheurs de l’Université de Toronto ont comparé deux études menées auprès d’avocats au Canada et aux États-Unis.[7] Ils ont découvert une forte corrélation entre les signes de dépression et les marqueurs traditionnels de la réussite professionnelle dans la profession juridique. Autrement dit, plus ils réussissent dans leur domaine, plus les avocats sont susceptibles de connaitre des problèmes de santé mentale.

Une étude du Barreau du Québec entamée en 2015 et axée sur la détresse psychologique, l’épuisement professionnel et le bienêtre des avocats, a révélé que 43 % des participants à l’étude ont signalé une « détresse psychologique » comprenant une combinaison de symptômes similaires à l’épuisement professionnel et à la dépression, allant de la fatigue à l’irritabilité en passant par l’anxiété, la difficulté à dormir et la difficulté à se concentrer.[8] La proportion de détresse psychologique observée était légèrement supérieure (environ 5 % de plus) chez les femmes comparativement aux hommes. Toutefois, les jeunes hommes étaient proportionnellement plus nombreux à vivre une détresse importante. Le niveau de stress des avocats exerçant depuis dix ans ou moins était plus élevé (49,9 %) que celui des avocats plus chevronnés (36,7 %). Cette même étude a révélé que 22,4 % des avocats de 10 ans ou moins de pratique étaient touchés par l’épuisement (burnout), qui réfère à un « état de fatigue et d’épuisement physique, émotionnel et mental » résultant des sphères individuelle, organisationnelle et relationnelle.

La pandémie de COVID-19 a incontestablement eu de graves répercussions sur la plupart des Canadiens. Un sondage réalisé au début de la pandémie dont fait référence le CAMH (dans « Mental Health in Canada: Covid-19 and Beyond ») indiquait que 50 % des Canadiens ont signalé une détérioration de leur santé mentale en raison de la pandémie, invoquant l’inquiétude et l’anxiété.[9] Une personne sur dix a indiqué que sa santé mentale s’était « beaucoup » détériorée. Des études connexes ont révélé que 25 % des Canadiens de 35 à 54 ans et 21 % des 18 à 34 ans avaient augmenté leur consommation d’alcool pendant la pandémie.[10] Des enquêtes plus récentes révèlent des préoccupations similaires.[11]

Le groupe de travail sur la santé mentale du Barreau a conclu sur la base de plusieurs sources que [TRADUCTION] « les professionnels du droit peuvent être plus à risque que le reste de la population de connaitre des difficultés de carrière ou de vie et de développer des problèmes de santé mentale ou de dépendance ».[12] Plus inquiétant encore est son commentaire sur les impacts négatifs de la stigmatisation dans notre profession :

[TRADUCTION] La culture au sein de la profession juridique et les facteurs de stress qu’elle comporte constituent des obstacles à aborder ouvertement ces questions pour ceux qui peuvent en être affectés et ceux avec qui ils travaillent et interagissent. Les préjugés entourant la maladie mentale et les dépendances, la confusion trop fréquente entre diagnostic et déficience, et la crainte que la carrière soit affectée de façon permanente et négative par la divulgation de ces problèmes ont un impact particulier sur la volonté des titulaires de permis de révéler ces maladies ou dépendances.[13]

La stigmatisation associée à la santé mentale est l’une des principales raisons pour lesquelles les gens ne cherchent pas à obtenir de l’aide. Selon un sondage mené auprès de travailleurs canadiens en 2019, 75 % des répondants ont déclaré qu’ils hésiteraient, voire refuseraient, de révéler une maladie mentale à un employeur ou à un collègue, en grande partie à cause de la stigmatisation associée à la maladie mentale et de la peur des conséquences, notamment d’être traités différemment ou de perdre leur emploi.[14]

Le fait que les avocats semblent réticents à utiliser les ressources en santé mentale telles que le Programme d’aide aux membres du Barreau est particulièrement inquiétant. Les statistiques publiées par LAWPRO Magazine démontrent que les professionnels du droit en Ontario sont environ deux fois moins nombreux que ceux des autres professions à demander de l’aide en santé mentale.[15]

La leçon à tirer de ces chiffres est que la santé mentale et le bienêtre des professionnels du droit constituent un problème institutionnel sérieux.

La santé mentale et le litige

Regardons les choses en face : Le droit est une profession stressante. Si vous lisez cet article, vous le savez déjà. Je ne peux pas dire si le litige est plus stressant que les autres aspects de la pratique. Ce que je sais, c’est que mes amis et mes anciens collègues qui pratiquaient dans des domaines comme le droit commercial, le droit fiscal, les valeurs mobilières et l’immobilier commercial vivaient un stress énorme causé par les sommes d’argent astronomiques qui dépendaient de leurs opinions et de leurs conseils, par le rythme de plus en plus effréné de la pratique et par les exigences très pointues de leurs clients.

Une carrière en litige peut être merveilleuse, mais est incontestablement stressante.[16] Elle peut connaitre des hauts et des bas. Vous pouvez remporter une grande victoire en première instance, mais perdre en appel. En droit criminel, perdre sa cause peut signifier que votre client perd sa liberté, parfois pour une très longue période. En droit de la famille, le stress est incroyable ; la vie des enfants et des familles peut être chamboulée par la simple signature d’un jugement. Dans le domaine du droit civil, de grandes fortunes sont gagnées ou perdues grâce au travail de l’avocat. Et derrière ces victoires et ces défaites, il y a de vraies personnes — nos clients — qui ont confiance en leur avocat qui en retour les apprécie et les respecte.

Les litiges sont stressants, car les enjeux financiers et personnels pour les parties sont élevés et l’issue est généralement incertaine. Le résultat dépend beaucoup de la « performance » de l’avocat dans un environnement à haute performance basé sur un modèle gagnant-perdant, à somme nulle. Une grande importance est accordée à la confiance en soi et à l’excellence. Les exigences du client, de l’avocat de la partie adverse et du tribunal peuvent être épuisantes. De longues heures sont nécessaires, particulièrement pendant les procès. Le travail se déroule ici et maintenant, en temps réel : il n’y a pas de possibilité de recommencer si les choses ne vont pas bien.

Et, avouons-le, vos adversaires peuvent parfois être indisciplinés, obstinés et offensants. Le simple fait de recevoir un courriel ou un appel de leur part peut faire monter en flèche votre pression sanguine et votre niveau de stress. Croyez-moi, je suis passé par là.

Il est temps que les cabinets privés s’attaquent à la santé mentale

Certains avocats très talentueux — à tous les niveaux — quittent leur cabinet ou même la pratique du droit, parce qu’ils ne voient pas d’utilité à leur travail, ne se sentent pas valorisés et se rendent compte que leur lieu de travail leur est en fait nuisible. Je parle ici de ceux qui sont conscients d’eux-mêmes, et qui ont la capacité ou les moyens d’effectuer un changement. Beaucoup d’autres avocats, à tous les niveaux de la structure du cabinet, souffrent en silence parce qu’ils ont peur de demander de l’aide, craignent d’être stigmatisés et estiment qu’ils n’ont aucune alternative personnelle ou financière. Et rien de cela n’est bon pour la santé globale du cabinet.

La plupart des conseils donnés aux avocats sur la santé mentale concernent des techniques d’autoguérison et des façons de s’aider de façon autonome : apprendre et observer de meilleures habitudes de travail, bien s’alimenter, dormir suffisamment, faire de l’exercice et développer des passetemps. Cette approche se situe au niveau micro. Elle part d’une bonne intention, mais est finalement inefficace si elle ne s’accompagne pas d’un changement sur le lieu de travail. C’est là où on doit prendre les choses en main.

Le changement de paradigme sur la santé mentale dans la profession doit provenir d’en haut. Les comités de direction et les associés doivent examiner attentivement la culture de leur lieu de travail, leur style de gestion et la manière dont ils traitent leurs associés et les avocats salariés. Ils doivent se demander s’ils protègent et préservent leurs atouts les plus importants. Ils doivent également développer des stratégies pour y parvenir et confier aux cadres supérieurs la responsabilité de faire fonctionner ces stratégies.

Je pense que les cabinets juridiques peuvent faire beaucoup pour améliorer la santé mentale de leurs avocats. Et, pour être honnête, c’est tout simplement une bonne affaire de le faire.

Voici donc ce que je suggère aux cabinets juridiques.

1.  Créez un environnement dans lequel la santé mentale peut être discutée ouvertement et en toute sécurité

Les cabinets juridiques doivent créer un environnement dans lequel la santé mentale peut être abordée de manière sécuritaire et ouverte. Pour ce faire, les dirigeants des cabinets doivent enlever leur masque de superhéros invincible et faire preuve d’ouverture et de franchise quant à leurs propres expériences et défis en matière de santé mentale et à la façon dont ils ont appris à relever ces défis. Cette ouverture servira à déstigmatiser les problèmes de santé mentale et aidera les avocats à reconnaitre les signes d’une crise de santé mentale avant qu’elle ne se produise. Cela les encouragera également à prendre des mesures pour relever leurs propres défis.

Les personnes qui vivent avec une maladie mentale sont des modèles à suivre au sein d’un cabinet d’avocats et peuvent s’appuyer sur leurs propres connaissances en matière de maladie mentale et de rétablissement. Leur expérience leur permet de reconnaitre les signes de problèmes de santé mentale qui peuvent survenir dans les moments de détresse personnelle et professionnelle. Ils sont souvent mieux préparés à les gérer, car ils savent comment accéder aux services de santé mentale et aux réseaux de soutien.

La résilience des personnes qui vivent avec l’adversité de la maladie mentale peut servir d’exemple à suivre dans la profession sur la façon de maintenir une bonne santé mentale pour contrer le stress, l’incertitude et le pessimisme qui peuvent accompagner les litiges. Doron Gold, thérapeute clinicien au sein du Programme d’aide aux membres du Barreau, a fait remarquer qu’un emploi dans le domaine du droit exige du pessimisme pour évaluer les risques juridiques, ce qui peut conduire à une vision pessimiste de la vie. Généralement, une personne qui s’est confrontée aux pensées pessimistes et envahissantes communes à la dépression et à l’anxiété a su développer une perspective mentale saine et un degré d’optimisme qui peuvent être appliqués à la pratique du droit et qui lui permettent de maintenir un équilibre en tant que professionnel du droit.

La profession ne pourra bénéficier de ces leçons que si nous créons un environnement propice à des conversations franches sur la santé mentale. Des discussions dans lesquelles nous ne considérons pas les défis de santé mentale d’une personne comme un handicap, mais comme une expérience qui apporte une meilleure connaissance de la santé du cerveau et un exemple de persévérance pertinente pour la profession. Aucun d’entre nous n’est à l’abri de la pression exercée par litige. Parler franchement de la santé mentale et apprendre de l’expérience des autres peut tous nous aider à relever les défis et à devenir des collègues plus solidaires.

Les discussions sur la santé mentale doivent être accompagnées d’actions pour améliorer le fonctionnement du lieu de travail et le bienêtre des professionnels du droit. Nous devons reconnaitre que les gens ont effectivement besoin de repos, de temps libre et d’exercice, mais qu’ils ne peuvent les obtenir que si le cabinet leur en offre l’occasion. Instituez un contrôle régulier et confidentiel, fait par un avocat plus chevronné pour chaque avocat salarié, afin de vous assurer qu’il reçoit une part équitable du travail — ni trop ni trop peu. Soyez prêt à ajuster ou à réattribuer le travail pour vous assurer qu’il est partagé de manière appropriée. Examinez les objectifs d’heures facturables et prenez en compte les heures pour le travail non facturable comme le mentorat, le développement des affaires, la formation continue et le travail en comité. Adoptez une politique et un comité de santé mentale et donnez-leur l’autorité nécessaire pour changer la culture du lieu de travail, combattre la stigmatisation et fournir un soutien confidentiel par les pairs, ainsi que les ressources pour faire le travail.

Plus loin dans cet article, je reviendrai sur les conseils généralement donnés aux jeunes avocats pour maintenir une bonne santé mentale — suffisamment de sommeil, de l’exercice modéré, un régime alimentaire sain, du temps avec la famille et les amis, le mentorat, l’inclusion, l’engagement, la civilité, la confiance et le respect des collègues. Répondre à ces besoins n’est pas une tâche herculéenne. Si les cabinets se munissaient d’un comité de santé mentale, avec une réelle responsabilité et une obligation de rendre compte pour rendre ces choses possibles, cela pourrait apporter tout un changement de culture !

2.  Prenez le mentorat au sérieux

En discutant avec des avocats — jeunes et moins jeunes — à propos des problèmes entourant la pratique, le message qui revient généralement est que « nous ne bénéficions pas d’assez de mentorat ». Mes collègues à la Cour d’appel et dans les tribunaux de première instance ont fait la même observation. Certains avocats en début de carrière, dotés de capacités intellectuelles et légales manifestes, bénéficieraient clairement de la sagesse et des conseils pratiques que seul un mentor peut donner. Malheureusement, les contraintes du droit et le rythme de plus en plus effréné auquel les avocats sont confrontés ont relégué le mentorat au second plan.

Le mentorat, si essentiel à la croissance des jeunes avocats plaidants, est en déclin depuis des années. Il a été d’autant plus négligé pendant la pandémie par la perte de contact et les lacunes du « travail d’équipe virtuel ». Vous avez plus de chances de ressentir l’esprit d’équipe si vous travaillez ensemble, si vous vous réunissez dans des bureaux, des salles de conférence, des palais de justice et des cafétérias. Il est peu probable que cela se produise en sautant d’un appel Zoom à l’autre. L’aspect social du litige, qui est bien franchement ce qui le rend si passionnant, a fait place aux écrans d’ordinateur.[17]

Le mentorat ne se résume pas seulement à enseigner. Il s’agit aussi de créer un environnement dans lequel les jeunes avocats plaidants ont le sentiment d’apprendre, de progresser dans la profession et de réaliser leur potentiel. Ils ont besoin de savoir que leur travail est apprécié et respecté. Un manque de supervision du travail, combiné à des contacts limités avec l’équipe de contentieux et les clients, contribue à une baisse du moral et aux risques de dépression.[18] En revanche, quand les jeunes avocats plaidants sont invités à prendre part aux discussions avec le client, à donner leur point de vue sur les stratégies à adopter, sur le droit ou sur les faits, ils commencent alors à s’approprier l’affaire. Ce simple geste permet de donner plus de sens au travail et conduit à une plus grande satisfaction professionnelle.

En tant qu’avocats plaidants, membres d’une profession, nous avons le devoir d’offrir du mentorat et de former ceux qui prennent la relève. C’est notre devoir de le faire chaque fois que nous en avons l’occasion.

Le mentorat consiste aussi à protéger ceux qui travaillent pour nous. Une avocate, mère de deux enfants de deux et quatre ans, m’a récemment raconté son expérience. Elle travaillait en collaboration avec un avocat chevronné de son cabinet sur une affaire particulièrement complexe. Un des avocats de la partie adverse avait l’habitude d’envoyer de longs courriels jusqu’à tard le soir. Un soir, alors qu’elle était occupée à gérer un souper particulièrement mouvementé, l’avocat adverse a envoyé un courriel pour connaitre sa position sur une requête qu’il proposait d’introduire. Au moment de mettre les enfants au lit, il lui a envoyé un autre courriel lui disant que, comme elle n’avait pas répondu, il allait procéder à la signification de son dossier de requête. À ce moment-là, son collègue, qui savait qu’elle serait occupée avec ses enfants, est intervenu et a informé l’avocat par courriel qu’elle était en train de préparer ses enfants pour la nuit et qu’elle répondrait dès qu’elle le pourrait. La conséquence claire était que la chaine de courriels serait portée à l’attention du tribunal en cas de plainte concernant la rapidité de la réponse. Cela a suffi à désamorcer la situation. Bien que je pense qu’il soit déplorable que l’on s’attende des avocats qu’ils vivent avec leur téléphone à portée de main, j’utilise cet exemple pour illustrer la responsabilité qu’ont les mentors de protéger leurs avocats en début de carrière contre l’intimidation et les comportements abusifs.

Être un mentor signifie également de partager le travail et de donner une partie du dossier aux avocats qui débutent. La récente déclaration de la Cour d’appel sur l’avantage pour les avocats chevronnés de partager la plaidoirie avec les avocats débutants vise à souligner l’importance de la formation et du mentorat auprès des nouveaux avocats. Cela permet également de renforcer le sentiment d’utilité et de valoriser les jeunes avocats. Si l’argent est important pour les avocats, faire un travail satisfaisant et significatif, sentir qu’on fait partie d’une équipe et se sentir personnellement apprécié et respecté sont des éléments essentiels pour attirer les bonnes personnes. D’après mon expérience, les bons avocats se soucient de la santé mentale et physique de tous ceux avec qui ils travaillaient et ils la respectent. Malheureusement, les enjeux et la pression du travail juridique actuel font qu’il est de plus en plus fréquent que la santé mentale et le bienêtre des jeunes avocats soient considérés comme un moindre sacrifice pour le bien du client ou du cabinet.

3.  Donnez aux avocats des occasions de déconnecter

Vous m’excuserez de faire référence au « bon vieux temps », d’autant plus qu’à plusieurs égards, il n’était pas si bon. Par contre, quand j’ai commencé à pratiquer le droit, d’environ 1976 jusqu’à l’avènement des courriels au début des années 1990, nous pouvions généralement rentrer chez nous le soir sans s’attendre à recevoir un appel ou un message du bureau, à moins d’une urgence comme un feu dans l’édifice ou un client en détresse. Il en allait de même la fin de semaine. Nous pouvions rentrer chez nous le vendredi après-midi ou en soirée et raisonnablement nous attendre à ne pas être dérangés, ni par un avocat ni par un client, jusqu’au lundi matin.

Cela ne signifie pas que nous ne travaillions pas les soirs et les fins de semaine ; cela arrivait à l’occasion. Mais cela signifiait que, sauf pendant les procès, les soirées et les fins de semaine pouvaient être des moments de détente pour soi et pour la famille. Et les vacances étaient en fait… des vacances. Nous pouvions partir pour deux, trois ou quatre semaines et nos collègues nous remplaçaient.

Vous connaissez la situation actuelle beaucoup mieux que moi. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus de séparation entre le travail et le temps pour soi ou en famille. Les clients, les patrons et les autres avocats ne pensent pas à remettre en question le fait d’envoyer un courriel ou de faire un appel téléphonique en dehors des heures de travail (si une telle chose existe encore), tard le soir ou la fin de semaine.

Si les cabinets avaient une politique de santé mentale, cela pourrait-il comprendre un moratoire de courriels, d’appels téléphoniques et autres communications après 18 heures et les fins de semaine, sauf en cas d’urgence ?[19] Cela ne serait-il pas un soulagement pour tout le monde, y compris les avocats chevronnés ? Cela demanderait de planifier, d’évaluer les urgences de manière réaliste et de fixer des délais raisonnables. Respecter le « temps d’arrêt » de votre personnel, son « droit à la déconnexion », contribuera grandement à ce qu’il se sente respecté et apprécié et améliorera sa santé mentale.

La pandémie semble avoir exacerbé les intrusions dans nos vies. Si la frontière de plus en plus floue entre la maison et le travail nous permet d’éviter de longs trajets ou de nous acquitter plus facilement de nos responsabilités en matière de garde d’enfants et de soins aux personnes âgées, le temps gagné semble être englouti par le travail. En effet, plusieurs cabinets de litige ont annoncé que 2021-2022 a été une année record. Il semble que, pour certains, le travail à domicile soit synonyme de plus longues heures de travail. Toute politique de travail à domicile doit favoriser les temps de repos et reconnaitre ses avantages pour la santé mentale.

Et, pendant que j’y suis, rendez les vacances obligatoires et significatives. Pour tout le monde.

J’ai fait mon stage en 1974 au sein du cabinet de MacKinnon McTaggart, qui était à l’époque reconnu comme étant de taille moyenne avec 25 avocats et un important groupe de litige. À mon retour en tant qu’avocat en 1976, la première chose qu’un collègue avec plus d’ancienneté m’avait dite était : « planifie tes vacances d’été dès maintenant, car nous prenons tous quatre semaines de vacances l’été ». Le message était clair : nous accordons de l’importance à toi et à ta famille, et vous avez besoin d’un bon temps d’arrêt. Nous travaillions fort, il n’y a aucun doute. Comme il s’agissait d’une pratique en litige, il nous arrivait de travailler à plein régime pendant des semaines. Mais nous savions, et notre famille le savait aussi, que lorsque le travail était terminé, nous avions droit à une pause pour nous reposer. Même s’il nous arrivait parfois de travailler le soir et la fin de semaine, personne ne s’attendait à cela de nous. Et nous étions en mesure de faire face aux demandes impromptues et aux urgences, car le rythme par défaut n’était pas de travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Selon mon expérience, travailler la fin de semaine était l’exception, et non la règle, et les clients n’en souffraient pas.

Les avocats devraient être obligés de prendre des vacances et ne devraient pas se sentir coupables de le faire.

Quiconque pratique dans le domaine du litige sait qu’il peut y avoir des urgences ou des moments où tous doivent travailler durant des jours de façon effrénée, spécialement lors des procès. À mon avis, les gens peuvent traverser ces moments et même y trouver un certain plaisir s’ils savent qu’une fois la crise passée, ils pourront faire respecter leur besoin de retrouver leur famille et leur vie personnelle pour se ressourcer et récupérer.

Si votre équipe de contentieux semble constamment dans l’urgence, examinez-la attentivement. L’équipe est-elle trop peu nombreuse ? Le travail est-il réparti équitablement ou certains avocats sont-ils surchargés de travail alors que d’autres sont sous-utilisés ? Existe-t-il un système permettant de contrôler régulièrement la répartition du travail et de réattribuer les dossiers le cas échéant ? Il s’agit là de préoccupations sérieuses auxquelles un cabinet d’avocats doit répondre. La réponse ne peut pas être de travailler régulièrement les soirs et les fins de semaine sans prendre de vacances. Les avocats surchargés sont moins en mesure de conseiller les autres, de contribuer à un environnement de travail sain, de donner la priorité à leur propre santé mentale ou de répondre aux demandes urgentes.

4.     Laissez tomber l’image du gladiateur

Il convient de noter que de nombreux gladiateurs étaient en fait des esclaves, des prisonniers de guerre ou des condamnés, contraints à l’action pour le divertissement des masses et pour les distraire de leur misère. En 2022, il est peut-être temps de se débarrasser de cette image et de trouver un exemple plus pertinent pour les avocats plaidants.

N’est-il pas temps de remettre en question cette croyance que l’avocat plaidant par excellence est celui qui savoure la bataille, est articulé, garde son calme en tout temps, ne succombe pas à la pression, est fier du peu de sommeil dont il a besoin pour fonctionner, fait peu de cas des sujets dérangeants dans l’affaire, ne se plaint pas de devoir passer autant de temps loin de sa famille, de ses amis et de ses autres relations sociales et n’admet pas que cela le dérange ? Nous voyons ces comportements comme des traits de caractère innés et nous les vantons. Nous ne parlons pas assez honnêtement de ces comportements et des conséquences qu’ils peuvent avoir. Ils peuvent mener à la réussite pendant un certain temps, mais ils peuvent aussi mener à l’épuisement, à la désillusion et à la dépression.

Le mythe de l’avocat gladiateur provoque également un sentiment d’imposteur. Le « syndrome de l’imposteur » implique de douter de vos propres habiletés et de vous sentir frauduleux, d’avoir l’impression de ne pas avoir votre place dans la profession ou dans votre milieu de travail, ou de penser que vos patrons ont fait une erreur de vous embaucher. Cela peut entrainer une pression énorme à exceller et à travailler des heures excessives pour prouver votre valeur. Ce sentiment peut aussi mener à l’épuisement professionnel, à la désillusion, à l’anxiété et à la dépression. En bref, le mythe de l’avocat gladiateur nuit à la santé mentale.

J’exposerai ci-dessous quelques conseils que les avocats peuvent utiliser à titre individuel pour s’attaquer à l’image de l’avocat gladiateur, mais je veux d’abord examiner certains faits derrière le mythe.

Premièrement, la réalité en Ontario est que, historiquement, les litiges étaient généralement menés par des hommes blancs. Ils étaient soutenus à la maison par une épouse qui assumait la part du lion des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, et au travail par une secrétaire et un personnel de soutien fidèles. Ils se reconnaissaient l’un chez l’autre, dans le visage de leurs collègues et des membres de la magistrature. Ils n’étaient pas à l’abri des contraintes liées au mythe de l’avocat gladiateur, mais ils ne portaient pas les cicatrices psychologiques des actes d’exclusion — parfois subtils, parfois moins — que les femmes, les autochtones, les avocats noirs et racialisés et les membres d’autres groupes marginalisés subissent au quotidien en tant qu’avocats plaidants, sur leur lieu de travail, dans les réunions avec les clients et dans les salles d’audience.[20]

Le sentiment d’isolement, d’incertitude et de stress que vivent les avocats noirs, racialisés, autochtones, LGBTQ2S, les femmes, ceux qui ont un accent différent et les avocats formés à l’étranger sont trop souvent considérés comme un problème individuel plutôt que d’être compris comme le résultat d’actes subtils d’exclusion.[21] Il est difficile de ne pas se sentir comme un imposteur lorsque le manque de sentiment d’appartenance d’une personne est exacerbé par des signaux indiquant qu’elle n’est la bienvenue. Pour surmonter le syndrome de l’imposteur, il faut un environnement qui favorise une variété de styles d’avocats plaidants, dans lequel les diverses identités raciales, ethniques et de genre sont considérées comme tout aussi aptes et professionnelles que le modèle actuel.[22] Il n’existe pas un style unique de plaidoirie qui permette de gagner à coup sûr. Nous risquons de perdre d’excellents avocats si nous continuons à brandir un modèle inatteignable et inaccessible.

Deuxièmement, nous devons admettre que tout le monde, même l’avocat le plus expérimenté, est nerveux lorsqu’il plaide devant le tribunal. Notre corps réagit à l’adrénaline sécrétée pour nous permettre de surmonter le défi qui nous attend. La réalité, il faut bien l’admettre, est que le litige active notre réponse au stress. Il y a plusieurs années, presque 40 ans pour tout dire, j’ai travaillé sur une commission d’enquête très médiatisée avec un avocat très expérimenté d’un autre cabinet. J’étais assis près de lui lorsqu’il s’est levé pour présenter ses arguments au commissaire d’enquête. J’ai levé le regard vers lui alors qu’il examinait ses notes et j’ai vu que ses mains tremblaient. Il avait de la difficulté à tourner les pages. Il s’agissait d’un avocat plaidant de très haut calibre. Il avait plaidé devant la Cour suprême du Canada et devant la Cour d’appel, et avait travaillé sur des causes des plus complexes et exigeantes tant au civil qu’au criminel. Mais il était là, avec les mains qui tremblaient, et probablement les genoux aussi.

À partir de ce moment, être nerveux devant le tribunal ne m’a plus jamais préoccupé. Je savais que la nervosité était en partie due à l’excitation et à l’anticipation.

La vérité est que de nombreux avocats plaidants — peut-être même la plupart d’entre eux — ressentent une accélération du rythme cardiaque, une respiration rapide, un tremblement des mains, des genoux, des lèvres ou de la voix, une transpiration accrue ou des nœuds dans l’estomac. Je me souviens avoir tellement transpiré pendant un procès que j’ai dû aller aux toilettes pendant une pause, enlever ma chemise et me passer de l’eau froide sur les poignets pour me rafraichir et arrêter de transpirer. Cela a fonctionné, en passant. Et je n’ai d’ailleurs jamais raconté cette histoire auparavant.

En parlant rarement avec franchise de ces réactions physiologiques et en ne reconnaissant pas qu’il s’agit d’une réponse normale au stress de la performance, nous perpétuons le mythe de l’avocat gladiateur.

Troisièmement, je crois fermement que la réussite professionnelle des plaideurs repose sur l’apprentissage et la pratique, et non sur des capacités innées. Il y a très peu d’avocats « talentueux de nature » ; la plupart d’entre eux ont acquis leurs compétences par la pratique, l’observation et le dur labeur.

L’un des avantages du litige et du métier d’avocat en général est qu’il offre une carrière remplie de défis et d’apprentissages. Une façon saine pour la santé mentale d’approcher cette carrière est de la considérer comme un cheminement personnel, en adoptant une philosophie axée sur la croissance personnelle.[23] Cela demande de considérer l’intelligence et le talent comme des habiletés à cultiver grâce à l’effort et la pratique, en apprenant de ses erreurs et en persévérant malgré les difficultés. Au contraire, l’avocat gladiateur voit chaque victoire et chaque défaite comme une indication de sa propre valeur. Il est facile d’accumuler les victoires, mais c’est la façon dont nous réagissons et apprenons de nos défaites qui déterminera notre niveau de stress et de succès dans une carrière en litige.

Que peuvent faire les avocats plaidants pour leur propre santé mentale ?

Le stress du litige peut se transformer en détresse psychologique, mais ce n’est pas une fatalité. Le secret de la réussite n’est pas de posséder une combinaison inhabituelle d’invulnérabilité et de confiance en soi, mais de développer des mécanismes au fil du temps qui permettent de naviguer dans un milieu intrinsèquement stressant.

Comme nous l’avons déjà mentionné, les stratégies les plus évidentes pour gérer le stress sont les suivantes : gérer sa charge de travail en se fixant des objectifs à court terme, dormir suffisamment, adopter une alimentation saine, faire de l’exercice (une simple marche rapide chaque jour sera bénéfique), prendre l’air, pratiquer la pleine conscience, écouter de la musique, éviter de consommer de l’alcool ou d’autres substances pour faire face au stress, se rapprocher de sa famille, de ses amis et de ses collègues, et prendre des vacances.[24]

Je ne suggère pas ces stratégies, qui sont relativement évidentes, dans le but de faire peser sur chaque avocat la responsabilité de « soigner » sa propre santé mentale. Au contraire, je veux insister sur le fait que la santé mentale est une question de société et de culture professionnelle. Nous devons créer un environnement dans lequel les avocats peuvent prendre le temps de s’occuper d’eux et de leurs proches.

Et puis même si ces stratégies semblent être sous le contrôle de l’individu, il ne faut pas le voir comme un échec personnel si cela ne suffit pas à assurer son propre bienêtre psychologique. Une personne qui vit avec une maladie mentale peut observer chacune de ces règles à la lettre et se retrouver malgré tout avec des épisodes de difficultés psychologiques. Ces stratégies ne suffisent plus à elles seules et il faut alors aller chercher de l’aide et un traitement professionnel.

Une aide professionnelle, telle qu’une consultation grâce au Programme d’aide aux membres du Barreau, est une bonne idée pour toute personne qui ressent une détresse psychologique. En parler à quelqu’un peut vous aider. Si vous avez des pensées négatives persistantes, si vous doutez de votre valeur personnelle, si vous ne vous sentez pas à la hauteur, si vous avez du mal à gérer votre charge de travail, si vous vous imposez des normes trop strictes, si vous ruminez vos erreurs ou si vous avez des pensées spéculatives et négatives, parlez-en à une personne de confiance et demandez de l’aide. Un professionnel peut vous apprendre à interrompre ces pensées et à les décortiquer d’un point de vue objectif afin que vous puissiez les surmonter.

Une autre stratégie moins évidente, quoique plutôt claire à ce stade de mon exposé, est de rejeter le mythe de l’avocat gladiateur. Reconnaissez plutôt le rôle que joue l’expérience par rapport au talent inné et évitez les comparaisons inopportunes entre l’avocat plaidant en début de carrière et l’avocat plaidant chevronné. Reconnaissez que le manque de sommeil a de sérieuses répercussions sur la santé et évitez-le. Réservez du temps hors du travail pour vous détendre avec votre famille et vos amis.

Rejeter le modèle de l’avocat gladiateur est non seulement bénéfique pour la santé mentale, elle aide aussi à la bonne conduite du litige. Permettez-vous de l’empathie au milieu de la logique de l’analyse juridique. Les avocats plaidants les plus influents font preuve d’empathie envers les parties et sont à l’écoute des faits du litige. Reconnaissez que certains sujets sur lesquels vous travaillez peuvent entrainer des traumatismes indirects. Établissez une stratégie pour vous permettre de mieux gérer le travail, en incluant du temps pour faire le point, et mettez la thérapie à votre agenda. Encouragez la civilité et la collégialité ; découragez les tactiques d’intimidation, les abus et les brimades dans les litiges ou dans l’environnement de travail. Les comportements qui manquent de civilité pèsent sur nous tous et ne mènent nulle part. Ils favorisent un environnement faussement compétitif, prolongent les litiges et conduisent à l’isolement, à l’épuisement et à l’usure.

Conclusion

Les stratégies individuelles qui mettent la santé mentale en priorité sont importantes, mais si elles ne sont pas accompagnées d’un changement provenant d’en haut dans la façon de travailler des avocats et des cabinets, elles ne suffisent pas. Je suggère que le changement s’opère du haut vers le bas parce que j’ai la ferme conviction que notre profession accepte la responsabilité qu’elle a toujours eue de veiller à l’éducation, au bienêtre et à l’avancement de ses membres débutants. Mais si le changement du haut vers le bas ne fonctionne pas, des mesures plus draconiennes seront nécessaires.

Il y a quelques années, j’ai prononcé un discours devant de jeunes avocats dans lequel je les exhortais à « prendre le contrôle de [leur] vie, ou d’autres le feront pour [eux] ». Je faisais alors référence aux patrons, aux membres de la famille, aux amis et autres, dont la plupart sont bien intentionnés, qui utilisent les jeunes avocats pour atteindre leurs propres objectifs, sans égard à ce qui est important pour la vie et la carrière du jeune avocat.

Certaines personnes qualifieront peut-être d’« égoïste » de vous mettre en priorité, votre famille, vos amis et tous ceux qui se soucient de vous. Mais il s’agit en fait de prendre soin de soi et de ceux qu’on aime.

Aujourd’hui, j’ajouterais ce qui suit à mon message : « Prenez aussi le contrôle et la responsabilité de votre santé mentale. Et si les personnes responsables de votre environnement de travail ne montrent pas qu’elles se soucient de vous, qu’elles ont à cœur votre besoin de trouver un but et une valeur dans votre travail, votre croissance et votre formation en tant qu’avocat, vos besoins personnels et le poids sur votre santé mentale, alors fichez le camp. »

Mon message aux membres chevronnés de la profession ainsi qu’à tous ceux qui sont responsables de la gestion des cabinets est le suivant : vous devez prendre la santé mentale au sérieux. Vos avocats et votre personnel le font, vos clients le font aussi, maintenant c’est à vous de le faire. Montrez l’exemple et vous favoriserez un environnement plus collégial, plus satisfaisant et, en fin de compte, plus productif.

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[1]J’aimerais remercier Me Courtney Harris, avocate-conseil à l’interne à la Cour d’appel de l’Ontario, et Jenna Topan, auxiliaire juridique à la Cour, pour leur généreuse contribution à cet article. J’aimerais également remercier les autres collègues et auxiliaires juridiques, notamment Sara Little, Sonia Patel, et Aya Schechner, qui ont offert leurs commentaires.

[2] « Faits saillants sur la santé mentale et la maladie mentale » (19 juillet 2021), en ligne : Association canadienne pour la santé mentale <https://cmha.ca/fr/brochure/faits-saillants-sur-la-maladie-mentale/>.

[3] Ibid.

[4] « Understanding mental health in the legal profession », LAWPRO Magazine 19:1 (1er janvier 2020) 5 à 6, en ligne : <www.practicepro.ca/wp-content/uploads/2020/01/2020-01-understanding-mental-health.pdf>. Voir aussi « Mental Illness and Addiction: Facts and Statistics », en ligne : Centre for Addiction and Mental Health (CAMH) <www.camh.ca/en/driving-change/the-crisis-is-real/mental-health-statistics>.

[5] LAWPRO Magazine, ibid. Voir Patrick R. Krill, Ryan Johnson & Linda Albert, « The Prevalence of Substance Use and Other Mental Health Concerns Among American Attorneys » (2016) 10:1 Journal of Addiction Medicine 46, DOI: <10.1097/ADM.0000000000000182>.

[6] « Mental Wellbeing in the Legal Profession: A Global Study » (octobre 2021), p. 1 à 31, en ligne : International Bar Association <www.ibanet.org/document?id=IBA-report-Mental-Wellbeing-in-the-Legal-Profession-A-Global-Study>.

[7] Jonathan Koltai, Scott Schieman & Ronit Dinovitzer, « The Status-Health Paradox: Organizational Context, Stress Exposure, and Well-being in the Legal Profession » (2018) 59:1 Journal of Health and Social Behavior 20, DOI: <10.1177/0022146517754091>.

[8] « Étude des déterminants de la santé psychologique au travail chez les avocats et les avocates du Québec — Sommaire de l’étude : les faits saillants », en ligne : Barreau du Québec <https://www.barreau.qc.ca/media/1887/sommaire-sante-psychologique-travail-avocats.pdf>. Une étude nationale sur le bien-être des professionnels du droit est en cours, sous la supervision de la Dr Nathalie Cadieux : « Le Barreau participe à une étude nationale sur le bien-être des professionnels du droit » (7 juin 2021), en ligne : Barreau de l’Ontario <https://www.lso.ca/nouvelles-et-evenements/nouvelles/nouvelles-2021/le-barreau-participe-a-une-etude-nationale-sur-le-bienetre-des-professionnels-du-droit>.

[9] « Mental Health in Canada: Covid-19 and Beyond » (juillet 2020), en ligne : Centre for Addiction and Mental Health (CAMH) <www.camh.ca/-/media/files/pdfs—public-policy-submissions/covid-and-mh-policy-paper-pdf>.

[10] Ibid.

[11] Voir p. ex. « COVID at Two: Vast majorities say the pandemic has pulled Canadians apart, brought out the worst in people » (10 mars 2022), en ligne : Angus Reid Institute <www.angusreid.org/covid-19-two-year-anniversary>.

[12] « Mental Health Strategy Task Force – Final Report to Convocation » (28 avril 2016), pp. 335 à 336, 343, en ligne : Barreau de l’Ontario <lawsocietyontario.azureedge.net/media/lso/media/legacy/pdf/c/convocation-april-2016-mental-health.pdf>.

[13] Ibid à la p. 343.

[14] « Mental Illnesses Increasingly Recognized as Disability, but Stigma Persists » (24 septembre 2019), en ligne : IPSOS <www.ipsos.com/en-ca/news-polls/Mental-Illness-Increasingly-Recognized-as-Disability>.

[15] LAWPRO Magazine, supra note 4 à la p. 7.

[16] Selon l’étude du Barreau du Québec susmentionnée, le litige est le champ de pratique où la proportion de détresse psychologique est la plus élevée : supra note 8 à la p. 3.

[17] Bien que le travail au bureau comporte des avantages indéniables pour la collégialité, le mentorat et la productivité, il y a aussi des avantages pour la santé mentale à travailler à domicile, qui nous permet d’éviter le stress des longs trajets, de nous acquitter plus facilement de nos responsabilités en matière de garde d’enfants et de soins aux personnes âgées, et de nous occuper de nos besoins et obligations personnels. Le comité de santé mentale d’un cabinet pourrait examiner comment le travail à domicile peut aider à répondre aux besoins de tous les avocats, y compris ceux qui ont des problèmes de santé mentale.

[18] Voir p. ex. Megan Seto, « Killing Ourselves: Depression as an Institutional, Workplace and Professionalism Problem » (2012) 2:2 UWO J Leg Stud 5, en ligne : <https://ir.lib.uwo.ca/cgi/viewcontent.cgi?article=1053&context=uwojls>.

[19] En 2021, la Loi de 2000 sur les normes d’emploi de l’Ontario a été modifiée de manière à exiger de certaines entreprises qu’elles aient une « politique de droit à la déconnexion du travail ». Il semble que cette loi ne crée pas un droit à la déconnexion, mais demande simplement aux employeurs de mettre une politique en place : Loi de 2000 sur les normes d’emploi, L.O. 2000, chap. 41, Part VII.0.1.

[20] Pour des renseignements généraux sur les microagressions, voir p. ex. Derald Wing Sue & Lisa Spanierman, Microaggressions in Everyday Life: Race, Gender, and Sexual Orientation (Hoboken. NJ: Wiley, 2020).

[21] Voir p. ex. Lindsay Scott & Janani Shanmuganathan, « Virtual litigation through the eyes of racialized women advocates » (printemps 2022) 40:4 Adv J 18.

[22] Voir p. ex. Ruchika Tulshyan & Jodi-Ann Burey, « Stop Telling Women They Have Imposter Syndrome », Harvard Business Review (11 February 2021), en ligne: <www.hbr.org/2021/02/stop-telling-women-they-have-imposter-syndrome>.

[23] Voir p. ex. Carol S. Dweck, Mindset: The New Psychology of Success (New York : Random House, 2006).

[24] Voir p. ex. Owen Kelly, « Surmonter le stress et éviter le surmenage : techniques adaptées aux juristes » (13 octobre 2009), en ligne : Association canadienne du Barreau Canadian Bar Association <https://www.cba.org/Publications-Resources/CBA-Practice-Link/Work-Life-Balance/Health-Wellness/Coping-with-Stress-and-Avoiding-Burnout-Techniques?lang=fr-ca>. Voir aussi Erin H. Durant, It Burned Me All Down: A self reflection on Big Law, burnout, mental health and how to build an environment to support a high performing and healthy workforce (Durant Barristers, 2022).

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